Fantasmes originaires et figures féminines de mort en Grèce ancienne.
Vassiliki-Piyi CHRISTOPOULOU
La réflexion que je vous propose au cours de ma courte intervention sarticule sur un double intérêt : le premier touche au concept et aux fondements de loriginaire et à ses interrogations corollaires et le deuxième concerne les créations originales, que chaque culture, en loccurrence la culture grecque, sapplique à inventer et à transmettre à chacun de ses membres pour répondre aux énigmes cachées dans la fantasmatique originaire.
Nous sommes donc dans le domaine de lanthropologie psychanalytique, qui allie deux modèles initialement divergents, dans un rapport de complémentarité ou dinteraction et cest sur ces considérations épistémologiques que je désire clore ma présentation.
En partant de lhypothèse principale que les mythes " ces souvenirs écrans des peuples " selon Freud[1], sollicitant linterprétation tout comme le rêve, le fantasme et le symptôme, sont plus proches du fantasme, par la manière dont ils mêlent habilement les processus primaires et les processus secondaires, je vais mintéresser plus particulièrement au fantasme de séduction, dans sa double polarité dattirance et de détournement. Il y a en effet des figures féminines de mort en Grèce ancienne, Sphinges, Sirènes, Harpies, la horrible Kère ou la fameuse Méduse, qui joignent à langoisse et lépouvante, lattrait, le plaisir et la séduction.
Le fantasme de séduction constitue pour Freud, lun des trois fantasmes originaires, à côté de celui de scène primitive et de castration. Un peu plus tard, il ajoutera le fantasme de retour in utero ou fantasme de retour dans le sein maternel.
Dans le Vocabulaire de la psychanalyse de Laplanche et Pontalis, on lit quil sagit de " structures fantasmatiques typiques que la psychanalyse retrouve comme organisant la vie fantasmatique, quelles que soient les expériences personnelles des sujets ; luniversalité de ces fantasmes sexplique, selon Freud, par le fait quils constitueraient un patrimoine transmis phylogénétiquement. "
Chez Freud, cette quête incessante de lorigine, ou des origines, attestée chez lui par les occurrences innombrables du préfixe Ur, que lon peut traduire par " primitif ", " originaire " ou " archaïque " va caractériser tout à la fois " le fantasme originaire " (Urphantasie), " la scène primitive " (Urszene), le refoulement originaire (Urverdrängung), " la horde primitive " (Urhorde) et jen passe Pour faire un peu dhistoire de la psychanalyse, je rappelle quil était un lecteur assidu du philologue et historien bâlois Jakob Burckhardt et de sa fameuse Griechische Kulturgeschichte, ainsi que de Theodor Gomberz, auteur des célèbres Griechische Denker. A linstar et sous linfluence de ces auteurs, chefs de file des fameux " historiens de la culture ", Freud donne sa prédilection au stade mythique et donc " non historique " de lhomme grec. Burckhardt, tout comme Nietzsche dailleurs, considèrent la démocratie athénienne du vème siècle comme le début de la " décadence ", vision certes iconoclaste, que je ne vais pas discuter ici.
Sil ne faut pas confondre l" originaire "[2] avec l " origine " de la vie fantasmatique[3], il est indiscutable que ce premier en constitue une première expression, avec ses contenus et sa logique propres. Cest la raison pour laquelle les dits fantasmes originaires trouvent leur fondement dans un patrimoine commun phylogénétique[4] et que lenfant, en créant ces fantasmes, analogues aux théories sexuelles infantiles, comble " à laide de la vérité préhistorique les lacunes de la vérité individuelle. "
Au point de vue étymologique l " originaire " de la langue française vient doriginalis en latin, du verbe origo, qui dérive lui-même du grec orino qui à son tour signifie, mettre en mouvement, se soulever ; doù le terme dorient en référence au soleil qui se lève. Par conséquent, le terme " originaire " réussit parfaitement à nous faire comprendre quil sagit de fantasmes qui mettent littéralement en mouvement organisateur lappareil psychique. Catherine Couvreur les compare aux trois couleurs fondamentales qui " nous permettent dexprimer toutes les nuances de la réalité psychique et sous-tendent toutes les productions de linconscient. "[5] Situés à la limite du pensable, les fantasmes originaires constituent des fixations structurales, des modèles figés dans larchitecture du complexe nucléaire œdipien.
Lœdipe est à la fois, séduction, scène primitive, castration, retour intra-utérin et meurtre cannibalique. Ces fantasmes originaires élaborés dans laprès-coup sont articulés dans un roman plus vaste, familial ou culturel, associés entre eux à des degrés divers. Le fantasme originaire est déjà un petit scénario, mais il y a une différence entre le fantasme originaire fixé et isolé, clivé du reste du fonctionnement psychique et celui lié, travaillé et ouvert par son intrication avec les autres fantasmes, dans le cadre plus général de lŒdipe mature. La double polarité de ces fantasmes, positive ou négative, donne une orientation, soit vers loriginaire, soit vers lintégration. Le fantasme de séduction signifie en effet, à la fois, attirance et détournement, amarrage libidinal ou fuite traumatique. La castration peut à son tour être menace narcissique ou protection contre linceste. De même, la scène primitive peut impliquer une scène de parents combinés, effrayante et mortifère ou alors, des parents différenciés dont le sujet peut simaginer recevoir un aliment narcissique et pulsionnel.
Le fantasme de séduction et ses liens étroits avec les autres fantasmes originaires est particulièrement illustré et mis en scène dans le mythe théâtralisé et dans la création littéraire. Le personnage de la Sphinge par exemple est présenté dans les Phéniciennes dEuripide dune manière qui révèle cet aspect séducteur et mortifère :
" Fille ailée de la terre, dEchidna linfernale,
tu vins, ô Sphinx, monstre fait de vierge et de bête,
pour te saisir des Cadméens,
pour semer la ruine et le deuil, par tes ailes furieuses,
par tes griffes avides de vivante chair.
Jadis des bords de la Dircé tu enlevais les jeunes gens,
tu les emportais dans les airs au chant lugubre de lénigme. "[6]
Marie Delcourt décrit dans son ouvrage, Œdipe ou la légende du conquérant, la double réalité que le personnage de la Sphinge recouvre. La première est dordre physiologique : cest le cauchemar opprimant, qui traduit limpression dangoisse du rêveur, qui se sent sous lemprise dun être qui lécrase et létreint. Ces rêves, communs dans le cours dune psychanalyse, sont fréquemment rapportés à une impression dêtre étouffé par la mère, crainte sous laquelle se cache certainement le désir dune étreinte amoureuse. La deuxième est dordre religieux et semble se référer à la croyance aux âmes représentées avec des ailes, des " âmes en peine " certainement, des revenants qui viennent hanter les vivants. Une synthèse fondra ces deux représentations, ce qui nous permet de reconnaître dans cette figure un produit de la condensation et du déplacement. Labondante documentation plastique, réunie par lauteur, révèle le caractère sexuel du rapport à la Sphinge, la montrant dans les dessins de lépoque archaïque sallongeant sur le corps dun homme ou pourchassant un groupe déphèbes nus.
Mais ce monstre qui conjugue lamour et la mort dans ses aspects les plus violents nest pas unique dans limaginaire grec. La Kère, la " déesse exécrable qui préside au trépas sanglant ", Méduse, dont le regard insoutenable change en pierre, qui ose la regarder et les Sirènes qui charment avec leur chant sinscrivent elles aussi dans la lignée de ces femelles inquiétantes qui sest perpétué à travers la démonologie chrétienne pendant le Moyen äge.
Freud, dans " Le motif du choix des coffrets " écrivait que " La déesse de lAmour qui maintenant se présentait à la place de la déesse de la Mort, lui était autrefois identique "[7] et livrant ses réflexions sur la tête de Méduse, il met en relief sa substitution à la figuration de lorgane génital de la mère, en isolant " son effet excitant lhorreur de son effet excitant le plaisir. [8]
Chez Homère, lorsque la Mort le lui demande, Aphrodite lui prête son ruban brodé où résident tous les charmes. La coïncidence des contraires dans linconscient trouve là son expression la plus flagrante. Or, comme Jean-Pierre Vernant la si bien montré, la mort en Grèce est une mort à deux faces.[9] La première se réfère à un mal irrémédiable, à laffreuse monstruosité du cadavre et la seconde à la " belle mort ", à la mort héroïque sur le champ de bataille qui devient la condition de la survie en gloire dans la mémoire des hommes. Tandis que Thanatos, le nom masculin pour dire la mort, est représenté sous les traits dun homme dans la force de lâge, associé à son frère Hûpnos dont le rôle est daccueillir la mort paisiblement, et le conduire à limmortalité, la mort dans son aspect dépouvante et dhorreur est toujours représentée par des figures féminines. Gorgô, (Méduse) une des trois gorgones est celle dont le regard pétrifiait quiconque osait la fixer. Dans Les Métamorphoses dOvide pourtant, avant de devenir ce hideux personnage qui provoque leffroi, Méduse était dune éclatante beauté aux cheveux magnifiques. Cest donc ce qui en elle fait horreur, les serpents évoquant la castration, à la place des cheveux, qui étaient dabord sa plus grande séduction.
Une autre entité féminine, la Kère, représente elle aussi la mort comme force maléfique, sacharnant sur les humains pour les détruire, tandis que les Sirènes pour ne pas oublier ces figures légendaires, annihilent la volonté de lhomme en lenveloppant dans le filet du désir sexuel, en même temps quelles donnent la mort, une mort brutale, sans les honneurs qui accompagnent la mort héroïque sur le champ de bataille. Les exemples, textes à lappui, sont nombreux et ne font que relancer le débat sur la notion de loriginaire et ses énigmes, en tant quinvariants psychiques, qui renvoient presque toujours à la différence des sexes et à lacceptation de la castration.
Je ne peux que terminer, comme je lai annoncé, avec quelques considérations épistémologiques, qui viendraient légitimer ou au contraire mettre en garde contre notre démarche. Le fameux " complémentarisme " de Georges Devereux, qui insiste sur le caractère " surdéterminé " de tout phénomène humain, pourrait éventuellement séduire hellénistes, anthropologues et psychanalystes et les rendre moins méfiants les uns envers les autres, sans pour autant écarter le risque dune juxtaposition de discours autonomes, tout aussi " vrais ", les uns que les autres, mais qui ne se rencontrent jamais. Le complémentarisme suppose aussi implicitement lexistence dune " vérité unique ", puisquil suffirait de mettre ensemble les deux parties supposées " complémentaires " pour avoir la vérité " toute entière ". Sophie de Mijolla a établi dans un article récent, une distinction très fine entre recherches pluri- ou multidisciplinaires, interdisciplinaires ou transdisciplinaires, qui gardent leur légitimité et les " interactions de la psychanalyse " quelle propose.[10]
" Parler d interactions de la psychanalyse suppose de poursuivre une interrogation épistémologique renouvelée sur la valeur de la méthode psychanalytique, ses capacités à rencontrer dautres logiques, et donc non seulement de porter un éclairage nouveau sur le domaine où elle sapplique mais, en retour, den être éclairée elle-même quant à son essence et à son éventuelle fécondité. "[11]
Il ne sagit donc pas de " psychanalyse appliquée " en tant que " transposition " ou " exportation " abstraite et mécaniste de concepts, qui viennent dun autre champ du savoir, mais dune interaction qui permet lémergence de nouvelles intuitions et hypothèses des deux côtés, au fur et à mesure du cheminement de la recherche.
[1] Cf. D. Anzieu, " Freud et la mythologie ", Nouvelle Revue de psychanalyse, no 1, 1970, p. 115-145.
[2] Il sagit de lensemble des représentations produites à lorée de la vie psychique, avant la différentiation interne/externe ou psyché/soma.
[3] Lorigine de la vie fantasmatique se réfère par contre à la phylogenèse et à la " préhistoire " de lhumanité et implique la discussion sur la transmission des traces sur le plan biologique.
[4] Lhypothèse de la phylogenèse est destinée à sopposer à lobjection jungienne du fantasme rétroactif (Zurückphantasieren) et elle est consécutive à cet acte de foi de la psychanalyse freudienne envers Haeckel et sa " récapitulation ". Cest par le biais de la " loi biogénétique fondamentale " de Haeckel que Freud va en effet sengouffrer dans une " histoire de la religion " et par là à une " histoire originaire de lhumanité ".
[5] C. Couvreur, " Le jour où Beethoven est devenu sourd ", Revue Française de Psychanalyse, V, tome LV, 1991, p. 1093.
[6] Euripide, " Les Phéniciennes ", v. 1019-1028, in Tragédies complètes II, éd. de Marie Delcourt-Curvers, Paris, Gallimard, 1962, p. 1076.
[7] S. Freud, " Le motif du choix des coffrets " in Linquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985, p. 78.
[8] S. Freud, " La tête de Méduse " in Résultats, Idées, Problèmes, II, Paris, PUF, 1985, p. 50.
[9] J.-P. Vernant, LIndividu, la Mort, Lamour, Paris, Gallimard, 1989, p. 81-89.
[10] Sophie de Mijolla-Mellor, " La Recherche en psychanalyse à lUniversité ", Recherches en psychanalyse, No 1, 2004, p. 27-46.
[11] Sophie de Mijolla-Mellor, article " psychanalyse appliquée/ interactions de la psychanalyse ", in Dictionnaire international de la psychanalyse, sous la dir. dAlain de Mijolla, Paris, Calmann-Lévy, p.1290-1292.