Scènes de la folie tragique en Grèce Ancienne
Par André Green
Longtemps, on a fait reposer la différence entre l’animal et l’homme sur le langage. Jusqu’au moment où l’on s’aperçut que cette différence paraissait moins fondée qu’il ne semblait. Ce qui vraiment différenciait l’homme de l’animal, c’est qu’il était le seul à raconter – à se raconter – des histoires. Ainsi la mythologie n’était pas une discipline de plus à rajouter au savoir de l’humanité. Elle devenait une discipline phare, à étudier en détail selon les cultures et l’Histoire. Donc tous les hommes fabulent, mais ils fabulent chacun à leur manière au sein de leur culture. Et les Grecs ne furent pas les moindres.
Pour moi, ce qui est mythique dans l’Iliade, ce n’est pas que Patrocle déjà mort prenne la parole, ou même que les chevaux d’Achille lui parlent. Ce qui est le plus mythique pour moi, c’est au Chant XXI, que le Scamandre, ce fleuve sacré, prenne à partie Achille, lui reprochant de rougir ses eaux du sang de ses victimes en encombrant le cours du fleuve des cadavres de ses ennemis qu’il a jetés dans l’eau. Ce dialogue entre la nature et l’homme est pour moi profondément mythique.
Une pléiade de mythologues français, les Fontenelle, jusqu’à aujourd’hui ont trouvé leur place dans l’histoire la plus récente. Ils furent mes maîtres. Dumézil d’abord, suivi de Lévi-Strauss, grands arpenteurs des domaines indo-européens et des civilisations sans écriture. Pour ce qui est de l’hellénisme, une belle équipe ayant à sa tête J.-P. Vernant, accompagné de P. Vidal-Naquet et de M. Detienne, suivis de bien d’autre, telle – bien qu’elle fût plutôt historienne – la regrettée Nicole Loraux. Et pourtant, ces maîtres n’ont pas satisfait ma curiosité de psychanalyste. Vernant reste un adversaire résolu de la psychanalyse, à laquelle il ne veut rien entendre – pas plus que Vidal-Naquet. Mais à la génération suivante, ni Detienne, ni Loraux n’ignorèrent la psychanalyse, dont cependant ils firent un usage homéopathique.
On doit à Detienne un ouvrage important : L’Invention de la mythologie[1]. Il y souligne la double naissance de celle-ci. Une première fois par les Grecs eux-mêmes, inventeurs de mythes et inventeurs en même temps d’une discipline qu’ils ignorent encore avec Hésiode. Puis au XIXe siècle, naît une discipline moderne baptisée mythologie et qui se poursuit aujourd’hui.
Si puissante que soit la pensée mythologique française, la discipline compte aussi de nombreux auteurs étrangers : W. Burkert, W. Otto et plus près de nous, G.S. Kirk et Moses Finley. Que mes amis grecs me pardonnent de ne citer aucun nom de ce pays en dehors de mes collègues psychanalystes (G. et N. Nicolaïdis[2]). Mon ignorance en est seule responsable.
En fait, tous ces auteurs ne prirent le train qu’en chemin. Déjà, Friedrich-Carl Muller et Andrew Lang en avaient posé les fondations. On ne peut assez dire l’étonnement de ces bons chrétiens à découvrir que leurs modèles les Grecs pouvaient se complaire dans des fables incohérentes, absurdes et surtout indécentes et immorales. Car mythologie et religion étaient liées. L’une procédait de l’autre, mais le spiritualisme religieux qui devait se rattacher d’une manière ou d’une autre avec la pureté du christianisme ne pouvait pas admettre ce cousinage avec une mythologie elle aussi reliée à la religion païenne jusqu’au bout des règles, expression de la tolérance polythéiste.
Si donc les Grecs sont passés maîtres dans l’art de raconter les mythes, ils le doivent sans doute à leur religion. Rien ne sépare les dieux grecs des hommes, si ce n’est l’immortalité. La tentation de faire comme eux est la source de l’hybris. Cela rend le polythéisme grec plus humain, plus divisé mais plus ouvert aux contradictions. Dans l’Iliade, les dieux n’interviennent pas seulement pour favoriser le camp et les héros de leur choix. Il y a une guerre des dieux, où ils se blessent, souffrent mais ne meurent pas.
Pis encore, voilà que Zeus le père des dieux, le garant de la justice, le mainteneur de l’ordre du monde, se déguisait sous toutes sortes de formes animales ou minérales, pour satisfaire son désir de conquêtes féminines. Un Zeus travaillé par le sexe, très peu pour les réformés. Ils préféraient la raison kantienne, gommant les faits qui viennent la contredire.
Nous ne nous étendrons pas sur les controverses qui firent de la mythologie une maladie du langage (A. Lang) ou le vestige d’une civilisation primitive partagée avec les Iroquois (Muller). Le temps aura fait justice de ses méconnaissances de la libido, qui pourtant devait se poursuivre longtemps sous d’autres formes – jusqu’à nos jours. M. Detienne a parfaitement rendu compte de ces controverses.
Mais ici nous pouvons observer une transition unique dans la littérature universelle, puisque la mythologie est une branche de la narratologie : c’est l’évolution du mythe à la tragédie. Sur la tragédie, j’ai beaucoup écrit, sans toujours avoir été lu par les auteurs de Mythe et Tragédie en Grèce ancienne. Peu importe, la psychanalyse, exclue du concert mythologique, n’en est pas moins vivante et d’autres collègues m’ont accompagné : A. Potamianou, N. Nicolaïdis et quelques autres.
Qu’implique un tel passage ? Quand le mythe passe à la tragédie, cette mutation s’accompagne de plusieurs paradigmes. C’est d’abord le problème de l’incarnation dans la représentation. Agamemnon, Clytemnestre, Ajax, Philoctète, Œdipe et Antigone s’imposent par leur présence. Ils se dressent dans l’agora de l’espace scénique, s’adressent aux dieux, à eux-mêmes, aux autres, à nous, disant leur droit, se plaignant du sort qui leur est fait devant le Chœur. Ils sont comme nous, ils sont nous. En outre, ils sont doués de plusieurs voix et leur corps s’anime sous nos yeux. Ils parlent, chantent, dansent, meurent parfois sous nos yeux. Le réalisme n’est pas ici chez lui. Mais ce n’est pas le plus important. Le mythe est par définition une vérité anonyme, circulante, sujette à variations, selon les lieux et les temps. Reprise par l’imagination du tragique, le mythe devient une parole traversée par la subjectivité, une confrontation de destins individuels car la subjectivité du tragique l’a fait muter dans ce sens.
Dès lors, cette accentuation sur l’individualité des héros qui les transforme selon leur caractère (ethos), nous les présente alors comme des demi-dieux. Les caprices des dieux sont moins importants à connaître que la façon dont les héros tragiques font face au sort qui les frappe. Œdipe disait : " Ce n’est pas ma faute, c’est Apollon qui a tout tramé. " Oreste s’excusant : " J’ai obéi à Delphes. " Antigone invoquant la philia contre les lois de la cité, Clytemnestre se réclamant de la Némésis et Ajax ne voyant que le suicide pour obérer sa honte, sont des figures inoubliables. Ce qui est, à mon avis, fondamental est ceci : le héros tragique n’invoque jamais de facteurs psychologiques. La psychologie n’intéresse pas l’auteur de la tragédie. Seul le tragique importe au tragique. Et le tragique, c’est l’objet de la création du tragique.
De tous les thèmes traités par la tragédie, il en est un qui a la faveur des auteurs : la folie. C’est à lui que nous allons nous attacher. Or les maîtres de la mythologie française ne se sont jamais penchés sur ce point. Surtout pas Lévi-Strauss, qui ne croit pas à l’émotion ou à la rigueur comme effet du métabolisme de l’acide lactique, ni J.-P. Vernant, ce rationaliste qui a écrit Œdipe sans le complexe. Il sait pourtant parler de belles choses, sur des sujets qui ne relèvent pas de la raison. Il l’a soutenu : plutôt le cognitivisme que la psychanalyse.
Qu’est-ce donc qui rend le dialogue difficile entre Vernant et ses disciples et nous ? Un point essentiel : Vernant s’efforce d’analyser le contenu implicite des mythes et la tragédie comme exprimant les problèmes rencontrés par la cité au Ve siècle. Qui peut le nier ? Cela nous servira à éviter les contresens. Mais aussi, en quoi sommes-nous, citoyens contemporains qui ne sommes ni grecs, ni citoyens des cités antiques, intéressés aux problèmes d’Œdipe, d’Oreste, d’Antigone et de tous ces héros ? Pourquoi joue-t-on encore les tragédies sur nos scènes ? Parce que nos curiosités sont excitées par les fables des Grecs ? Une telle explication est non seulement insuffisante, elle est absurde. Si la tragédie ne nous mettait pas en contact avec une problématique qui dépasse les circonstances de sa naissance, elle ne serait qu’objet d’études réservées aux spécialistes. Or, il n’y a pas que les hellénistes qui s’intéressent à la tragédie – et c’est le droit et le devoir des psychanalystes d’expliquer pourquoi. Pourquoi Eschyle, Sophocle, Euripide avec Shakespeare.
Revenons à Eschyle, Sophocle et Euripide. Sans doute que leur idéologie diffère. Eschyle, poète du sacré, n’est pas semblable à Sophocle l’humain ou à Euripide le trop humain. La façon dont chacun traite la folie diffère. Pour Eschyle, voilà l’œuvre des dieux ; pour Sophocle, il faut chercher aussi les raisons à la déraison et pour Euripide enfin, ne mettons pas trop vite les dieux en cause, dont l’existence est douteuse.
Freud est-il à la hauteur pour nous éclairer ? En fait, quand on fait le bilan de ce qu’il a écrit sur les mythes et celui d’Œdipe surtout, la moisson est maigre. Il ne saurait lui non plus servir de drapeau à notre pensée, même si sa pensée s’y prête. N’oublions cependant pas qu’à la fin de sa vie, il en vint à se demander si les mythes, après tout, n’étaient pas de belles histoires que les hommes aiment à se raconter. C’est beaucoup de modestie mais ça n’en est pas nécessairement plus exact. G. S. Kirk[3] s’est penché sur la question et fournit des réponses intéressantes, impliquant la narrativité, les fonctions itératives et opératoires et enfin le contenu spéculatif des mythes. Kirk, à une période où l’on ne respecte que l’étude des différences, ose tenter une approche comparatiste avec les mythes d’autres pays. Il va même jusqu’à oser dire que l’invention des mythes grecs est limitée en comparaison avec les mythes d’autres pays.
A la vérité, le temps où l’on expliquait le mythe par le fantasme, fût-il collectif, est bien dépassé. Ce qui est vrai devant la profusion des mythes appartenant à des cultures très différentes, est que le mythe existe comme réalité indiscutable – il est immédiatement reconnu comme tel (Lévi-Strauss) – et que nous en sommes toujours à rechercher l’unité qui sous-tend ses productions au-delà de leur infinie diversité. Et là-dessus, la psychanalyse ne réussit pas plus à répondre que les autres.
Le miroir du théâtre nous renvoie donc parfois l’image de la folie. La folie a bien été un sujet omniprésent dans le théâtre grec. Un lien si étroit entre le théâtre et la folie, explique sans doute que si ce thème particulier semble avoir disparu dans le théâtre contemporain, c’est qu’il transpire la folie en général par tous les pores. Demeurons à l’aube du théâtre. Je tenterai de montrer que quelque refoulement culturel a brouillé les racines communes de la folie et du théâtre.
Souvenons-nous combien peu nous savons de la tragédie attique. D’Eschyle, sept pièces ont survécu ; autant pour Sophocle ; un peu plus pour Euripide : dix-neuf. Sur les trente-trois pièces sauvées, cinq caractères montrent des signes de folie patente : Héraclès, Ajax, Oreste, Io et Agavé. D’autres montrent des états apparentés à la folie : Phèdre, Médée. Même Œdipe n’est pas très loin de la folie lorsqu’il constate le suicide de Jocaste. Ainsi donc il est difficile de délimiter nettement folie et passion. Chez Médée, son thymos (passion) a débordé sa boulemata (raison). Cependant, Aristote la considère lucide et responsable. Mais il y a loin de l’analyse de la passion à l’explication aristotélicienne. Qu’a la psychanalyse à dire de ces cas ?
Il nous faut commencer par Héraclès, car le sujet de la tragédie est sans ambiguïté : La Folie d’Héraclès. Ne perdons pas de temps à raconter l’intrigue en détail. Héraclès, revenu de chez Hadès et ayant capturé Cerbère affronte Lycos, l’usurpateur en place qui a décidé de tuer les trois fils du héros et leur mère avant qu’Héraclès ne soit de retour. Revenu sur terre, ce dernier décide la mort de Lycos sans délai. Mais voici que se montrent Iris (messagère des dieux) et Lyssa, enragée déesse de la frénésie. C’est Héra, ennemie d’Héraclès (bien qu’Héraclès signifie " la gloire d’Héra "), fruit des amours d’Alcmène et de Zeus qui l’en empêche. Lyssa rend Héraclès fou et le fait tuer ses propres enfants. Elle-même regrette à avoir à exécuter cet ordre qu’elle trouve injuste mais auquel elle consent. Héraclès arrive en scène :
Vois, déjà il agite la tête en passant la barrière,
muet, roulant des yeux révulsés, effrayant
le souffle inégal comme un Taureau qui va foncer
(v. 866-871)
Folie, violence et bestialité entraînent le héros dans l’inconscience. Il a perdu son bon sens.
Il n’était plus le même, le visage altéré
les yeux égarés, injectés de sang
et l’écume coulait sur son épaisse barbe
(v. 931-933)
La description pourrait faire penser qu’Héraclès est atteint du mal sacré, ce qu’a contesté Galien et comme le dit Kitto, " La médecine n’est pas le drame[4]. " Devant ses crimes, la femme d’Héraclès, Mégara, perd aussi la raison, car les meurtres sont accomplis sans la moindre pitié. C’est seulement face à une nouvelle victime, son père – Amphitryon – qu’Athéna met fin à sa crise et le plonge dans le sommeil. Amphitryon le dit Possédé par l’Enfer (v. 1119) ou par une Furie (v. 1141). Au réveil, devenu conscient de ses crimes, Héraclès veut se suicider. Thésée l’en empêche.
Crise de folie donc, transitoire et réversible, suivie d’une honte et d’une culpabilité pour ses forfaits. Signe comme pour Ajax d’un discrédit des dieux. Avant de rechercher les mystérieuses causes de cet accès de folie, remarquons que celle-ci nous révèle un aspect inconnu de la personnalité d’Héraclès. L’exterminateur de monstres devient lui-même monstrueux. Héros au service du bien, il est aussi bon père et bon époux. De héros souffrant, il devient objet de compassion. Abattu, il nous montre sa face féminine, comme Nicole Loraux l’a montré[5]. Il est victime de la haine inévitable d’Héra. Cela ne réussit pas à le diminuer car la grandeur d’un grand homme peut même triompher de l’aveugle hostilité des dieux (Kitto). La cause apparente de ses crimes est qu’Héraclès se croit au foyer d’Eurysthée qui refuse de lui payer son dû, ses douze travaux accomplis. En fait, la folie d’Héraclès naît de son propre désir du meurtre de Lycos qui le pousse à transgresser les limites du sacré. Il est victime de son hybris (Marie Delcourt[6]). Jackie Pigeaud fait observer que les mêmes forces peuvent nous conduire à la sagesse ou à la folie. Certes, la médecine n’est guère dramatique, mais la maladie peut l’être, surtout lorsqu’elle entraîne la perte de conscience.
Un même aveuglement atteint Ajax. Furieux que les Achéens ne lui aient pas attribué les armes d’Achille à sa mort (Ils lui ont préféré Ulysse, moins brave mais plus redoutable par sa ruse), celui-ci décide d’exécuter les Atrides, Agamemnon et Ménélas et de capturer Ulysse en le fouettant à mort. Athéna en décide autrement. Au moment d’accomplir sa vengeance, elle le rend fou et au lieu de combattre ses valeureux ennemis, il détruit les troupeaux de bétail des Grecs. Mort de honte à son réveil, il décide de se suicider – certains disent en s’empalant – en se jetant sur l’épée d’Hector qu’il reçoit comme trophée. Plus que l’homosexualité indiquée par ce dernier geste, aussi bien présente dans la rivalité d’Ajax et d’Ulysse, de la haine des Atrides, l’affect dominant est la honte – signe de la disgrâce des dieux. " La rumeur ", dit Ajax, est " mère de ma honte ". La folie d’Héraclès est tragique, celle d’Ajax le tourne en ridicule. Ici, nous avons affaire à une régression narcissique[7].
La tragédie ne se contente pas de faire allusion comme un mythe aux forfaits des héros. Tant Euripide que Sophocle s’efforcent de montrer la misère du retour à la conscience. Dans les deux cas, la folie n’est guère une excuse. Elle accuse, indiquant sans détour la désapprobation des dieux. Dans l’Ajax de Sophocle, la simplicité de l’intrigue est compensée par un discours ambigu, mêlant mystère et raison et une attitude ambivalente à l’égard des dieux cruels. Si la folie d’Ajax est une punition, au moins ici ses fautes sont clairement identifiables – ce qui n’est pas le cas d’Héraclès. Ajax est sanctionné pour avoir refusé le choix des Atrides. Sa revanche est excessive – l’hybris est déjà à l’œuvre – qui justifie la sévérité du jugement d’Athéna. Les deux héros nous montrent comment la force peut retourner son cours et au lieu de venir vertu, se change en malveillance à travers ses excès.
Les êtres follement excessifs, disait le devin
tombent sous les lourds Coups des Dieux
ceux qui avec une nature d’homme
ont des pensées qui dépassent l’homme
(Ajax, trad. J. Grosjean, v. 958-961)
A côté de ces deux exemples masculins, la folie féminine est richement dotée. L’un des exemples féminins des plus remarquables est celui d’Io dans Le Prométhée enchaîné d’Eschyle. Io est persécutée par les piqûres d’un taon qui la rend folle. Elle prend la forme d’une vache, car elle est punie sans que la cause de sa punition soit claire. Une fois de plus, c’est la jalousie d’Héra qui est en cause car Io a su éveiller le désir de Zeus. Elle-même ignore la cause de sa punition. Toujours est-il qu’elle est incessamment piquée par un taon qui ne la laisse jamais en repos et n’a de ressource qu’en une fuite incessante. Tout commence, raconte-t-elle à Prométhée, par des visions qui l’assaillent la nuit – visions et non rêves – au cours desquelles elle est invitée à épouser Zeus, tombé amoureux d’elle. Elle finit par avouer à son père ces visions, lequel décide de consulter l’oracle pour savoir comment mettre fin à ses tourments. L’oracle répond qu’elle devra être chassée de la maison et bannie de son foyer – signe d’un grave péché.
A. Potamianou[8] a suggéré que l’oracle consulté a compris les désirs incestueux de la jeune-fille, de voir son père nu et de se montrer à lui dans cet état. Ce serait la cause l’intervention d’Argos le vacher aux mille yeux, qui exerce une surveillance constante à son endroit. La haine d’Héra est donc une conséquence plus qu’une cause. C’est Zeus lui-même qui la punit comme il punit Prométhée.
Deux autres exemples liés au désir féminin : Phèdre et Médée, qui mettent aussi en cause les désirs féminins.
Dans l’Hippolyte d’Euripide, les sentiments incestueux de la belle-mère envers le fils de son mari doivent être mis en perspective avec l’orgueil excessif d’Hippolyte, qui témoigne d’un désintérêt total et même d’une franche hostilité pour la race maudite des femmes. En fait, un conflit de dieux est derrière les conflits humains. Aphrodite, déesse de l’amour et de l’érotisme veut punir Hippolyte qui la dédaigne ; elle s’oppose ainsi à Artémis la déesse vierge de la chasse, qui a ses faveurs. Toutes deux symbolisent les forces mystérieuses, probablement d’origine pulsionnelle, qui gouvernent la conduite des hommes.
Dans une pièce antérieure perdue, Phèdre, débordée par ses amoureux désirs, déclare ouvertement son amour à son beau-fils. Il en est tellement horrifié qu’il se voile la face devant cette exhibition éhontée. Les Grecs en furent offusqués, de telle sorte que dans une version ultérieure – celle qui nous est parvenue – Phèdre et Hippolyte, sur scène, sont muets et ne se regardent même pas. Mais dès qu’Hippolyte est hors de sa vue, Phèdre exprime son intense désir pour le jeune homme. Il ne fait pas de doute qu’à cet instant, elle n’est pas seulement sous l’emprise de l’amour mais malade, ce que sa nourrice perçoit immédiatement. Elle-même finit par le comprendre et se voit sous la domination d’un dieu, en état de délire (v. 238-247).
La mère de Phèdre, Pasiphaé et sa sœur Ariane sont possédées par des désirs hors du commun. Pasiphaé s’était amourachée d’un taureau et Ariane finit par s’unir à Dionysos. La fille du Soleil, Phèdre " la brillante " est maudite. Il n’est pas douteux que la folie est à l’œuvre au-delà de la passion, Phèdre le dit explicitement (v. 398). Encore une fois, une force " naturelle " devient incontrôlable, envoyée par une déesse. Avec Euripide, la dimension humaine vient au premier plan contre sa tendance irrépressible qui entraîne le désir de mourir pour éviter de commettre l’action honteuse. Mais lorsqu’elle apprend qu’Hippolyte l’a insultée après que sa nourrice a décidé de son propre chef de lui avouer l’amour de l’épouse de Thésée, son désir de se venger le pousse aux extrêmes. Non seulement elle se tuera mais elle déguisera le motif de son acte en accusant son beau-fils d’avoir tenté de la séduire. Le désir incestueux a conduit à l’infanticide.
Autre cas de revanche féminine marquée par l’hybris, la démesure de la vengeance de Médée. Ordinairement on ne compte pas Médée parmi les cas de folie dans la tragédie, comme si la différence entre amour passion et folie était si mince qu’on ne pouvait faire la différence entre santé et folie lorsque l’érotisme est en jeu. Toutefois, dans le cas de Médée, l’amour en question est abordé lors des conséquences de son retrait : l’abandon par l’objet d’amour. Cette trahison soulève une hostilité impardonnable. Au point de tuer les enfants qu’elle a eus avec Jason. Ajoutons cependant que Médée se soucie aussi de ce qu’ils deviendront, quand Jason aura épousé la fille de Créon. Ici la question de l’héritage prime celle de la simple vengeance selon les opinions de J. Redfield[9].
Quoi qu’il en soit, passion ou folie, ce n’est pas l’acte d’une femme ordinaire. Médée est une magicienne, une sorcière dont les pouvoirs sont surnaturels. Pour suivre Jason, elle a dû tuer son père et offenser sa mère. Son amour – ou son désir – ne pouvait souffrir aucun obstacle ou être arrêté par aucun devoir, même les plus sacrés. Si même son " thymos " est excessif, sa vitalité est extraordinaire, animée par les pouvoirs de la sorcellerie. Ce sont les forces daïmoniques, qui ont maintenant le pouvoir dans l’âme. Daïmon n’est pas " démon ". Il est de signification plus ambiguë. Certains proposent même de traduire " thymos " par " libido ". Selon Jackie Pigeaud[10], la question est de savoir si thymos et boulemata sont des opposés comme passion et raison ou si ce sont les deux faces d’une même médaille. D’un point de vue psychanalytique, la notion de conflit intrapsychique soutient ce dernier point de vue. Et l’on peut dire qu’au sein du champ de la passion, l’amour et la haine sont de la même essence. Plus fort est l’amour, plus fortes seront la haine et la vengeance. En outre, de par la mort de leurs enfants, Jason et Médée seront à nouveau réunis dans le deuil de leur puissant chagrin. Il ne faut donc pas exclure une signification autopunitive à cet acte suite à tous les actes criminels qu’elle a accomplis pour rejoindre Jason.
Quoi qu’il en soit, être conduite à de tels extrêmes en toute lucidité ne peut être que la décision d’un esprit étranger à celui des Grecs. Jason le dit ouvertement :
Jamais il ne se fût trouvé de Grecque
pour oser ce que tu oses, toi que j’ai préféré à toutes
épousant avec toi la haine et la ruine
Une lionne et non une femme
(v.1341-1344)
Ainsi l’accusation de sorcellerie ne suffit pas. Médée est une barbare. Par sa physis (nature) et paidea (éducation), elle est étrangère à la communauté des Grecs. De toutes les folies que nous avons examinées, seule celle de Médée n’a pas été envoyée par un dieu puisqu’elle n’est pas grecque. Galien, commentant un vers d’Euripide, dit : " Que fera-t-elle, ses viscères gonflés, difficiles à apaiser, l’âme mordue par la maladie. " Car la maladie ici n’est pas douteuse. Médée montre les mêmes signes de mélancolie que Phèdre, quelquefois poussés à un extrême degré. Elle a cessé de se nourrir, pleure sans discontinuer, ses yeux sont rivés au sol, elle est immobile, sourde, comme hors du monde. Même ses enfants ne comptent plus et soulèvent de la répulsion en elle. La nourrice craint qu’elle n’attente à ses jours. Son état de dépression et de prostration coexiste paradoxalement avec des expressions de fureur. Euripide le décrit avec une tragique simplicité.
Elle reste étendue, refusant de manger, toute livrée à la douleur
et consumée par d’éternelles larmes
Les yeux baissés obstinément, la face contre terre
pas plus qu’un roc, qu’une vague marine
elle n’entend pas ceux qui veulent la consoler
(v.23-27)
La vue des enfants l’irrite, bien loin de l’apaiser
Et moi je crains ce qu’elle peut préparer en sa crise
Son cœur est violent et ne supporte rien
Je la connais et je la redoute
Elle est terrible.
(v. 35-38)
La nourrice, aux aguets, s’inquiète et pense au pire.
Déjà je l’aime qui jetait sur eux des regards farouches
Comme quelqu’un qui médite un dessein secret
(v. 92-93)
Le chœur se demande : " Quelle folie est-ce là " (151). La description de la violence est impressionnante. Même la régression narcissique est mentionnée par la nourrice qui prévient les enfants.
Gardez-vous
Farouche est l’humeur, terrible la nature
De ce cœur inébranlable
(v. 103-104)
Toutes ces réactions sont d’une femme, dont la condition d’étrangère est aussi étrangère à l’humanité. Mais pour les Grecs, toutes les femmes ne sont-elles pas susceptibles de le devenir dans certaines circonstances ? Et si les hommes monopolisent tous les pouvoirs, n’est-ce pas parce qu’ils se méfient des excès de la féminité ? Les hommes de la pièce – Créon, Jason, dont elle contrarie les projets – s’en méfient et la traitent de folle, parce qu’elle refuse de se soumettre. Une série se constitue ici : féminité – irrationalité – passion – folie, comme si les hommes ne pouvaient succomber à cet enchaînement.
Ton avide désir du lit perdu te rend-il folle
au point de te faire appeler la mort
(v. 154-155)
Médée est la descendante des Erinyes, déesses archaïques, sans merci, sourdes à la raison, sans pitié, terribles dans leur cruauté. Médée nous conduit à Clytemnestre et au matricide d’Oreste. Le seul matricide de la tragédie grecque que nous connaissions, fondé sur un oracle de Delphes qu’Eschyle invente. Le matricide, comme Marie Delcourt l’a montré[11], est régulièrement suivi de la folie du meurtrier. Après Eschyle, Euripide nous montre Oreste six jours après le meurtre de sa mère, prostré sur son lit, en proie à des accès de fureur intermittents.
Hélas, mon frère, les yeux se troublent
déjà la fureur te reprend quand tu étais irraisonnable
(Oreste, v. 280-282)
L’état d’Oreste évoque un état hallucinatoire persécutoire qui ne le laisse pas en paix. En vain le chœur chez Eschyle tente-t-il de le déculpabiliser.
Ne te maudis pas
Quand tu viens de délivrer toute la ville des Argiens
en coupant d’un bon coup la tête à deux serpents.
Le signifiant fait son effet, Oreste crie :
Ahâa
Servantes, ces femmes-là comme des Gorgones
noir vêtues, enlacées de serpents compacts
Je ne puis demeurer davantage
(Choéphores, v. 1045-1050)
Le matricide précise, il est halluciné.
Ce ne sont point des phantasmes, ces tourments
Voici visibles les chiennes vengeresses de ma mère.
Euripide porté aux explications met en scène Ménélas s’inquiétant de l’état de son neveu.
D’où vient le mal qui te dévore
Oreste De mon esprit[12]. De savoir que je suis criminel
(Oreste, v. 395-396)
La folie d’Oreste n’est pas en rapport avec son ethos mais avec son crime. Apollon ne peut l’excuser. Et d’ailleurs, Oreste veut tuer ceux qui se dressent sur son chemin : son oncle Ménélas, sa tante Hélène sa cousine Hermione. Apollon intervient et fait cesser la menace de massacre. En rapprochant Orestie et Oedipie, nous avons, en 1969, opposé la folie, punition du matricide, à l’auto-aveuglement, conséquence du parricide et de l’inceste accomplis sans le savoir[13]. " Les poètes du Ve siècle prétendent que le matricide perd la raison parce qu’il a tué, les philosophes de la période qui suit répondent qu’il n’aurait pas tué sa mère s’il n’avait déjà été fou[14]. "
Car les poètes décrivent sans l’intention d’expliquer, tandis que les philosophes cherchent des raisons. Une telle évolution se reproduit dans l’histoire de la tragédie. Euripide est tout de même plus " psychologique " et moins religieux qu’Eschyle. Comme l’écrit Kitto : " Certainement la pièce est la peinture spéculaire du comportement d’un malade mental plus que le traitement tragique de cette idée. " Eschyle se passe de toute psychologie dans ses Choéphores. En revanche, comme nous l’avons montré, il est fidèle au tableau de la folie et de l’effet du signifiant.
Avec les Erinyes, nous avons atteint l’acmé de l’horreur tragique dans la folie persécutrice. Elles ont des visages terrifiants, des expressions surmenaçantes. Elles incarnent des divinités archaïques, pré-olympiennes. L’archaïque est chaos. Comme l’a montré Nicole Loraux, le fantasme de Clytemnestre est leur rêve collectif. Elles punissent les crimes de sang, c’est pourquoi elles traquent Oreste et non Clytemnestre, épouse d’Agamemnon. Elles ont un cri animal et ne peuvent être approchées par les hommes. Elles agissent en vampirisant, asséchant le sang de leurs victimes. Figure repoussante des échanges mère-enfant à rebours. Il est remarquable qu’Eschyle veut les rendre très présentes mais guère Sophocle qui d’ailleurs ne montre pas Oreste atteint de folie et qu’Euripide fait engendrer chez Oreste culpabilité et remord, émotions absentes de l’Orestie d’Eschyle. Oreste, dans les Euménides, réclame le soutien d’Apollon qui défend la cause du père.
Mania, Lyssa, Até, Ara, Miasma sont les pouvoirs qui
président à l’infortune. Ethos, daïmon : le caractère ou la force intérieure. Leur mélange est à la racine de la folie tragique. L’homme tragique tente de s’opposer à elles, d’utiliser son caractère pour lutter contre son daïmon. Mais bien souvent c’est son caractère qui est responsable des excès de son daïmon.
Un lien unit Erinyes-Furies-Gorgones. Ces dernières sont des montres composites où se mêlent l’humain, l’animal et parfois le minéral. Ce sont des images du chaos, leur pouvoir incline vers l’informe, la confusion de la nuit primordiale. Elles inspirent la crainte, la terreur, la panique mais paradoxalement exercent une puissante séduction comme les Sirènes. On ne peut qu’être frappé par l’évocation de ces monstres avec l’essence de la féminité. " La simple présence d’une femme, écrit J.-P. Vernant, par le désir qui émane d’elle, spécialement de ses yeux et son regard humide, suffit à amollir, à liquéfier les forces du mâle, à lui délier, à lui rompre les genoux. La féminité dans cette différence qui l’oppose au masculin tout en attirant l’homme vers elle, avec une force irrésistible agit de la même façon que la mort[15]. "
Pouvoir de la femme, pouvoir non moins redoutable des mères et de leurs déesses. Mystérieuse fin de la tragédie attique. Euripide, en exil, écrit en 426 av. J.C. la dernière tragédie connue, Les Bacchantes, qui nous fait revenir à la fois sur la folie que peut envoyer Dionysos à ceux qui nient sa divinité, aux mères qui peuvent voir leur esprit de sacrifice, mettre à mort leurs enfants pour les dévorer et renvoient peut-être à l’une des origines populaires de la tragédie.
Formes inattendues du rappel à la sagesse. Ici Lyssa frappe ceux qui se déclarent étrangers au culte du dieu oriental, Dionysos, venu de Thrace, qui doit lutter pour se faire reconnaître et qui plus, est né de la cuisse de Zeus. Refuser de reconnaître une partie de l’humain, à ce dieu de la vigne, capable d’épouser toutes les apparences et de gouverner le désir sexuel, n’est qu’une autre forme d’hybris. L’hybris du refus de reconnaître le lot de l’hybris potentielle qui siège en nous. Hybris négative donc, mais qui n’en est pas moins hybris de l’espèce la plus excessive puisque la vertu des mères se change en la pire des sauvageries sous l’emprise du dieu qui fait perdre raison et conscience, poussant ses victimes à l’infanticide.
Tout à l’heure nous parlions du fils matricide et voici que nous sommes amenés à parler de mère infanticide. Agamemnon aussi fut infanticide, mais il ne faisait que céder à Calchas. Agavé, hors de son bon sens tue pour être punie. Penthée, qui partage son hybris du déni de la divinité de Dionysos, le paiera de sa vie. On ne se serait pas attendu à ce qu’Euripide suive une piste qui au fond ne lui correspond pas. D’ordinaire, on le voyait prendre parti pour la raison contre la passion et critiquer les dieux. Est-ce parce qu’il voyait venir la mort de la tragédie qu’il consentit à traiter ce sujet ? On connaît le thème des Bacchantes. Penthée, roi de Thèbes, refuse donc de voir en Dionysos, arrivant dans le port de Thèbes, le plus jeune des olympiens qui est par ailleurs son cousin. Cette idée de l’origine tardive de Dionysos est fausse car sa présence est attestée dans des écrits en Linéaire B. Il n’est donc pas plus jeune que les autres dieux. Il arrive et entre dans Thèbes. Penthée, qui veut apparaître comme un roi rationnel, se comporte orgueilleusement et avec arrogance. Ainsi l’excès n’est pas réservé à la passion. La rationalisation peut aussi être excessive et donc potentiellement affolante. Le grand-père de Penthée n’est autre que Cadmos, allié à Tirésias. Il est l’ancêtre de Penthée et de Dionysos qui sont cousins (Agavé et Sémélé). Il est aussi l’ancêtre d’Œdipe. Agavé a fait partie de la procession des Bacchantes. Ce n’est pas le fait d’un choix. Agavé et ses deux sœurs partagent le refus de croire en la conception divine de la mère de Dionysos. Et c’est pourquoi le dieu se venge en prenant possession de leur esprit. Car rendre un culte à ce dieu est la meilleure protection contre le déchaînement des forces qu’il gouverne et qui font perdre la raison aux hommes.
Comme le rappelle Walter Otto : " Nous ne devons jamais oublier que le monde dionysien est avant tout un monde féminin[16]. " La féminité marque le personnage de Dionysos, qui pour convaincre Penthée, le plonge dans un état hypnotique et lui fait adopter une allure féminine. Sa curiosité étant excitée par Dionysos, Penthée est emmené par lui dans la montagne où sont accomplis les rites. Les Bacchantes en folie s’emparent de lui. Agavé, mère de Penthée, prend son fils pour un lionceau et en dépit de ses supplications le met en pièces, en pleine inconscience. Elle recouvrira sa lucidité, ses forfaits accomplis, horrifiée par ce qu’elle a fait. Les femmes, en proie au délire dionysiaque, sont dotées d’une force considérable. Elles sont revenues à l’état primitif. Elles chargent les animaux, les capturent, coupent leur chair vivante. Elles sont sanguinaires, bestiales, ignorent la peur, impitoyables et insensibles au feu. Elles-mêmes brûlent de l’intérieur. Euripide ne nous épargne rien.
Sa mère, la première, prêtresse préludant au sacrifice
bondit sur lui
(Les Bacchantes, v. 1112-113)
Les vaines supplications de son fils qui demande à être épargné sont ignorées:
Mais elle, la bouche écumante et roulant des yeux égarés
n’est plus maîtresse de sa raison
Toute possédée de Bacchus, elle ne l’entend pas
Elle lui saisit à deux mains le bras gauche
pèse du pied sur le flanc de l’infortuné
et arrache le membre de l’épaule : sa force n’y aurait pu suffire
mais un dieu à ses mots accordait tout pouvoir
De l’autre côte Ino en fait autant
en déchire les chairs. Autonoe avec toutes les autres
s’acharne sur lui. Ce n’était que clameur.
Il a gémi jusqu’à son dernier souffle.
Elles jetaient leur cri triomphal. L’une s’empare d’un bras
Une autre d’une jambe portant encore sa chaussure
Les côtes lacérées sont mises à nu. Toutes les mains en sang
Se lancent l’une à l’autre les débris de Penthée
Les lambeaux épars de son corps gisent parmi les dures roches
ou dans l’épais taillis de la forêt ; comment l’y retrouver ?
Quant à la tête infortunée, Agavé à deux mains l’a saisie
l’a fichée au sommet de son thyrse
et l’apporte comme celle d’un lion tué dans la montagne
(Les Bacchantes, V. 1149-1168)
Irreprésentable sur scène, seulement tolérée comme évocable par l’imagination suscitée par le récit d’un autre. Comment ne pas penser au parallèle avec les Erinyes ? Tragédie de la vengeance, Dionysos triomphe dans Les Bacchantes grâce au chant, à la danse, à l’exaltation de la passion. La passion prend le pas sur le discours, la rhétorique ou la rationalité. Mais ces qualités victorieuses sont celles d’une saine folie. Héraclès ou Agavé sont devenus, comme dit le tragique, des Bacchantes d’Hadès. Mais le culte bachique célèbre la joie, l’extase, l’enthousiasme, le surmontement des contraires, brouillant la frontière entre soi et autrui. Tous les attributs de Dionysos, à la fois masculin et féminin, jeune et vieux, proche et lointain, fou et sage, redoutable et doux, coexistaient. Dionysos est d’ailleurs, un ailleurs métaphysique. Un ailleurs que nous, modernes, allons chercher du côté de l’inconscient. Comme le dit Marcel Detienne, il est " l’étranger de l’intérieur[17] ". Il peut rendre les autres, dans la transe, étrangers à eux-mêmes. C’est la folie divine – ni punition ni malédiction. D’où son aura magique, l’impression qu’elle donne d’appartenir à un monde autre. Serait-ce le royaume de la jouissance ? Elle n’est en tout cas pas incompatible avec la vertu et la décence.
Mais sois certain que dans l’orgie bachique
nulle femme de bien ne sera corrompue
(v. 318-319)
Vivre c’est pouvoir contempler la lumière du jour dans les ténèbres du lit de l’aimée puis rêver, et au réveil raconter son rêve
La vertu des mères qui jouissent dans la sexualité est sauve. Telles sont les Bacchantes de Dionysos, non celles d’Hadès. C’est sous l’influence de Lyssa, dans la mania, que la transformation peut s’accomplir. Dionysos frappe également les femmes de Proïtos et les Minnyennes pour la même raison. Nous avons suggéré la comparaison avec Gorgo, mais tandis que Dionysos est féminin, Gorgo est représenté avec un phallus.
Le charme féminin de Dionysos est irrésistible : " Conjoignant tous les contraires, confondant les catégories normalement distinctes, cette face désorganisée prouve que l’épouvante évoque la mort mais peut aussi prendre la forme de la crise de possession. Sur le visage du possédé, le délire frénétique que les Grecs appellent Lyssa, l’Enragée applique le masque de Gorgo. Les yeux se révulsent, les traits se déforment, la langue saillit hors de la bouche, les dents grincent, le dément que nous dépeint le poète tragique, c’est Héraclès furieux, massacrant ses enfants, l’incarnation même de Gorgo[18]. " Une parenté étroite relie les Bacchantes d’Hadès, Gorgo et les Erinyes.
Quand nous réfléchissons au rôle des femmes dans tous ces cas, il nous paraît dominant. Certains disent que c’est la toujours jalouse Héra qui rendra fou Dionysos. Dionysos comme Héraclès fils de mortelle. Le monde féminin de Dionysos est formé de suivantes. Seuls les prêtres à la tête de la procession sont des hommes. Et ce seront aussi des femmes, Aphrodite, Artémis, Athéna, qui feront perdre la raison aux hommes. Même Apollon fait connaître ses oracles à travers la Pythie.
La folie peut atteindre les hommes ou les femmes, mais les pouvoirs de celle-ci sont fréquemment féminins – directement ou indirectement. La plupart du temps, les hommes sont rendus fous suite à un changement dans leur force qui est mise au service du mal, tandis que les femmes entrent dans cet état à la suite de la transformation de leurs désirs sexuels – l’amour prend des formes monstrueuses. Les réponses à l’infidélité des hommes entraînent des réactions pathologiques. Il fallait mettre un terme à la rétorsion vengeresse. C’est pourquoi Athéna, voix prépondérante à l’Aréopage, tranche, étant née du père, en faveur de la relation d’alliance sur la consanguinité. Signe de la lutte des Grecs pour la prééminence des valeurs masculines, témoignage de leur méfiance et leur crainte du pouvoir des femmes qui ont partie liée avec la magie, la sorcellerie, tous pouvoirs surnaturels.
Les origines de la tragédie demeurent obscures, ainsi que la part qu’y prit Dionysos. Un dicton célèbre disait : " Rien pour Dionysos. " Nous ne prétendrons pas lever ce mystère. Avant même qu’Aristote ne soulève le problème dans sa Poétique, je pense que les Grecs ont toujours eu l’intuition que la folie tragique était en relation avec la " mimèsis ", que les traducteurs modernes rendent par représentation[19]. L’acte poétique dit cette transformation. La représentation fait naître l’émotion (pathémata) de pitié et de terreur. La tragédie serait donc comme la sublimation d’un rituel pour guérir les humains de leur folie essentielle, que la Cité ne parvient ni à contenir ni à conjurer. Un rituel donc devenu représentation théâtrale. Au départ la folie est le signe d’une désapprobation des dieux, l’enthéos, qui signifiait " en un dieu ". Le dieu prenait possession de sa victime. Mais Lyssa ou Mania pouvaient dans d’autres cas donner lieu à des cérémonies institutionnalisées ayant pour but d’indiquer les chemins de retour à la raison. C’étaient des purifications. La dramatisation de ces purifications avait des buts proches de la Katharsis de la représentation théâtrale. D’où la référence à Dionysos. Comme le dit Burkert : " Comme le dieu lui-même est la frénésie, la folie est en même temps une expérience divine, un accomplissement et une fin en soi[20]. " " Le théâtre n’a pas toujours permis aux Grecs de traiter l’infernal, la force physique extraordinaire, la colère et la rage illimitée, l’érotisme monstrueux – mais il leur a donné forme et clarté. " (W. Otto, Dionysos)
La purification est une purgation. A l’origine, le poète et le voyant étaient frères, le philosophe présocratique était leur cousin. Ils démontrent moins qu’ils ne montrent, font signe. Ils s’adressent moins à la raison qu’à l’émotion et à l’imagination. Il fallait imaginer le monde pour le comprendre. Il y fallait encore la métaphore poétique, créatrice du don de double vue. C’est ici qu’apparaît le daïmon. W. Otto est sûrement l’helléniste qui a le plus souligné que Dionysos était le dieu fou. Folie divine, ne l’oublions pas. Comme Freud dans sa dernière théorie des pulsions oppose les pulsions de vie et de mort, Dionysos est divisé en forces de vie et de mort.
Dionysos n’est pas seulement une divinité protéiforme, c’est aussi un dieu des profondeurs. Et dans les profondeurs, les fêtes de la mort sont voisines de celle du printemps. N’est-il pas renouveau, renaissance ? Mais nous avons vu comment les excès de la vie peuvent facilement se transformer en forces de mort. Porteuses d’enfants, porteuses de vie, porteuses de nourriture, les femmes paraissent avoir droit de vie ou de mort sur leur progéniture.
Dionysos, selon Nietzsche, exprimant une position devenue classique, serait à opposer à Apollon. Prise à la lettre, cette opposition est trompeuse. Il y a complémentarité entre les deux : Apollon n’est pas toujours si lumineux. L’obscur et le profond doivent être combinés pour faire naître la lumière de l’esprit.
C’est encore à Platon qu’il faut revenir quant au daïmon. Socrate dans Le Phèdre affirme que la psyché humaine contient quelque chose appartenant à la nature divine. Bien que privilégiant la raison, sa philosophie est plus impure qu’on le dit, mêlant rationalisme et idées religieuses d’origine ancienne. Il reconnaissait déjà, ce qu’on appelle aujourd’hui la complexité. Dans le Timée, Platon adopte le mot d’Empédocle sur le daïmon. Dans le Phèdre, il revient au thème de la folie, sœur de l’amour. Il écrit : " Or le plus grand de nos biens nous vient d’un délire, qui est assurément un don de la divinité[21]. " Nous retrouvons le thème de l’amour charnel dans sa combinaison avec l’amour divin. Platon décrit quatre espèces de folie : la prophétique ou mantique, sous l’influence d’Apollon (manika-mautiké), puis la telestique ou rituelle (privilège de Dionysos). Une troisième est la folie poétique et finalement l’érotique (sous l’égide d’Eros et d’Aphrodite).
Il est important de les relier. Qu’il faille l’interpréter ou la célébrer, ou céder à la veine poétique ou érotique, impossible de les dissocier les unes des autres. C’est l’esprit de la psychanalyse. Mais Platon trouvait la tragédie dangereuse pour la République et souhaitait la bannir de la Cité. Trop puissante sans doute. Aristote fut plus tolérant. Dans son Problème inspiré par une approche scientifique, il avait remarqué que les grands hommes étaient souvent mélancoliques. Il avait finalement reconnu le rôle de la folie-passion dans l’accomplissement de quoi que ce soit qui prétendait à la grandeur.
[1] M. Detienne, L’Invention de la mythologie, Paris, Gallimard, 1981.
[2] G. Nicolaïdis et N. Nicolaïdis, Mythologie grecque et Psychanalyse, Paris, Delachaux et Niestlé, 1994.
[3] G. S. Kirk, Myth, Cambridge University Press, 1970.
[4] H.D.F. Kitto, Greek Tragedy, Methuen, London, 3rd edition, p. 377.
[5] N. Loraux, Héraclès, le surmâle et le féminin, Revue Française de Psychanalyse, 1982, p. 705.
[6] M. Delcourt, Introduction à la tragédie, dans l’édition de la Pléiade.
[7] A. Green, Narcissisme de vie. Narcissisme de mort, Le narcissisme moral, Paris, Minuit, 1983.
[8] A. Potamianou, Psychanalyse et culture grecque, Paris, Les Belles Lettres, 1980.
[9] . J. Redfield, " Homo domesticus ", dans L’Homme grec, sous la direction de J.-P. Vernant, Paris, Le Seuil, 1993.
[10] J. Pigeaud, Les Maladies de l’âme, Paris, Les Belles Lettres, 1989.
[11] M. Delcourt, Oreste et Alcméon, Paris, Les Belles Lettres, 1959.
[12] L’anglais traduit "de ma conscience".
[13] A. Green, Un Oeil en trop, Paris, Minuit, 1969.
[14] M. Delcourt, ibid.
[15] J.-P. Vernant, L’Individu, l’amour et la mort, Paris, Gallimard, 1989, p. 40.
[16] W. Otto, Dionysos, Le mythe et le culte, Paris, Mercure de France, 1969.
[17] M. Detienne, Dionysos à ciel ouvert, Paris, Hachette, 1986.
[18] J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet, Mythe et Tragédie en Grèce ancienne II, Paris, Ed. La Découverte, 1986, p.31.
[19] Aristote, Poétique, texte, traduction , notes par R. Dupont et J. Lallot, Paris, Le Seuil, 1980.
[20] W. Burkert, Greek Religion, Harvard University Press, 1985, p. 109.
[21] Platon, Phèdre, 244, trad. P. Vicaire, Paris, Les Belles Lettres, 1995.