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FERRO, Antonino-" Vivre les émotions, éviter les émotions : entre Hercule et le Chat botté "

" Vivre les émotions, éviter les émotions : entre Hercule et le Chat botté "

 

Antonino FERRO

 

 Une des plus grandes difficultés que connaît notre espèce est celle qui consiste à gérer le protoémotionnel et le protosensoriel. Nous sommes en effet constamment "  envahis " par toute sorte de stimulations venues de l’intérieur et de l’extérieur, alors que les appareils et les outils dont nous disposons ne sont que partiellement capables de transformer ces protoémotions et ce protosensoriel en pensées, en émotions et en rêves.

Cette faiblesse de notre espèce découle en premier lieu de l’évolution incomplète des appareils destinés à assurer de telles transformations : l’appareil psychique de l’homme et les instruments dont il dispose sont très récents et rudimentaires, comme Bion n’a eu de cesse de le répéter  tout au long de son œuvre.

En deuxième lieu, la précarité de ces outils vient du fait que pour se développer ils ont besoin de l’apport d’un autre appareil psychique disponible. Je fais référence, dans le langage de Bion, à cette fonction (fonction alpha) qui transforme en pictogrammes les éléments bêta (les apparences sensorielles de tout type et les protoémotions). Ces pictogrammes constituent les " petites briques " qui permettent de construire les pensées, les émotions et les rêves.

Face aux protoémotions (et à la protosensorialité), nous avons plusieurs choix possibles, dont le plus élémentaire, que je dirais descendant, est l’évacuation, qui permet d’alléger l’appareil pour penser. Les évacuations peuvent se faire dans le corps (ce sont les maladies psychosomatiques), ou à l’extérieur (hallucinations), ou dans les comportements sans épaisseur de pensée (comportements caractériels, délinquance).

L’autre voie est celle de la transformation et de l’élaboration vers la pensée, l’émotion et le rêve. Mais là aussi, une fois que cela s’est fait et que les appareils pour le développer se sont formés, il y a des difficultés, dont la première est la tentation constante du mensonge. Autrement dit, la pensée peut être utilisée pour nous éloigner de la connaissance, afin que ne soient pas activées des émotions qui seraient impossibles à gérer. Je ne suis pas un fanatique de la vérité, ni pour l’espèce, ni pour le groupe, ni pour l’individu.

Il existe un degré de vérité supportable au-delà duquel il est impossible d’aller. Une des plus belles pages écrites à ce propos est celle de Bion dans l’Apologue des menteurs, où de façon paradoxale il fait l’éloge du mensonge et exalte son utilité pour notre espèce.

Outre la formation de la capacité de penser, outre le développement de la pensée et ses tribulations avec le mensonge, il y a d’autres problèmes qui concernent la possibilité de vivre les émotions et de les vivre en profondeur.

Tout cela me fait penser aux rêves collectifs que sont les mythes ( derrière lesquels nous avons les fonctions alpha, les éléments alpha et les rêves du groupe), qui peuvent nous dire quelque chose ou que nous pouvons utiliser pour qu’ils nous disent quelque chose de suffisamment universel pour notre espèce.

Inutile de préciser qu’à ce sujet la mythologie grecque est une source inépuisable de suggestions. A une époque, je choisissais Sisyphe pour montrer que le processus qui conduit à " thinking, feeling, dreaming "  est un travail qui se s’achève jamais et qui doit sans cesse repartir de zéro : car chaque stimulation implique la remise en marche du système d’alphabétisation.

D’un autre côté, Hercule et ses travaux me semblait représenter toute la peine et la fatigue que notre espèce, et chacun d’entre nous, en tant qu’individu, doit assumer pour alphabétiser continuellement tout état protoémotionnel, de façon non seulement tragique mais aussi créative, accomplissant une tâche apparemment impossible.

Certains des travaux d’Hercule conviennent particulièrement bien pour décrire le processus de métabolisation/digestion/mentalisation.

Mais alors que le mythe contient le plus souvent une dimension tragique, collective, et qu’il ne donne pas grand espoir, la fable contient juste ce qu’il faut de mensonge pour nous permettre de nourrir, même de façon non raisonnable et contre toute évidence, des espérances  sur le " ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ", c’est-à-dire une possibilité pour les hommes de trouver une homéostasie hors du temps, où le résultat atteint l’est à jamais. Ce n’est pas par hasard que l’on a l’habitude de raconter une fable aux enfants avant qu’ils s’endorment, une fable qui à travers mille péripéties conduit le plus souvent à un happy end consolatoire, qui sert de viatique pour entrer dans le monde des rêves. L’histoire du Chat botté est à cet égard l’une des plus optimistes, c’est exactement l’autre face de La petite marchande d’allumettes. Le héros, resté orphelin et très pauvre, reçoit un chat en héritage. Ce chat, à travers toute une série de péripéties, l’amène à se construire une nouvelle identité et à vaincre les fantasmes les plus terribles qu’il doit affronter. Et cela grâce à un ensemble de ce qu’on pourrait appeler des mécanismes de défense contre la vérité, qui vont de la séduction à la négation en passant par la toute puissance et la falsification, et qui lui permettent de surmonter toutes les situations et à la fin d’ " épouser la fille du roi ". Le mythe nous dit les choses telles qu’elles sont, mais nous avons besoin des fables pour nous dire les choses telles que nous voudrions qu’elles soient. Et si le mythe nous conduit à l’inévitable fatigue et douleur qu’implique le rapprochement avec le " O " de Bion, la Vérité autour de nous-mêmes, la fable nous rappelle que nous ne pouvons faire cela que de façon indirecte, par moments ; le plus souvent nous devons nous en sortir avec des marches d’approche, des escamotages, des détours, en un mot avec tous les mécanismes naturels de défense qui nous permettent d’assumer des doses de vérité – autour de nous et autour du monde – que nous sommes capables de supporter sans entrer trop  profondément en crise. Nous ne sommes pas très loin de l’éloge que Winnicott fait du faux soi pour garantir la survie du vrai soi.

Je voudrais à présent aborder le travail clinique pour voir comment ce que j’ai dit sur le plan théorique est vu et en partie transformé dans la pièce d’analyse.

 

 Eviter les émotions, vivre les émotions

 Comme je le disais au début, les émotions, pour être vécues, ont besoin de tout un travail en amont qui suppose l’intégrité des appareils destinés à les rendre assimilables, gérables et contenables. Faire un " feuilleton " (Luzes 2000) est ce que nous savons faire de mieux dans la vie, et selon moi on peut considérer l’analyste comme un raccommodeur d’histoires déchirées, parfois comme un typographe, parfois même comme celui qui fabrique le papier.

Je crois que l’activité narrative constante – micro-mythopoiesis – qui a lieu au sein du couple analytique est une caractéristique de notre espèce, comme en témoignent les graffiti préhistoriques. Des graffiti (pictogrammes visuels) aux récits, on retrouve le chemin que parcourt sans cesse notre appareil psychique.

Le travail de l’analyste peut aussi consister à  désagréger des amas de protoémotions indistinctes ou des aspects clivés en unités élémentaires qui, une fois transformées, peuvent s’agréger en de nouvelles structures, de nouveaux récits, de nouvelles histoires.

Un risque toujours présent est celui du transfert de l’analyste sur le patient ; pour le dire avec mes mots, c’est le risque que l’appareil psychique de l’analyste opère des transformations en hallucinoses " en voyant " dans le patient ce que lui, analyste, y projette en fonction de ses théories, de ses besoins émotionnels, de ses urgences narratives.

 

a) Evitement

On pourrait comparer les protoémotions à des " stocks de pointes d’épingle " (je fais référence aux sensations dont elles sont  faites ), qui montrent différents degrés d’élaboration.

Même dans les meilleures situations (celles où les appareils psychiques fonctionnent bien), elles sont en excédent, ce qui apparaît de façon extraordinaire dans les phénomènes groupaux.

Je n’ai pas l’intention de décrire pour l’instant les différents degrés possibles de " cuisson ", d’amalgame ou de contention des états protoémotionnels, mais je voudrais faire quelques remarques pour montrer que l’évitement des émotions est une des activités de notre appareil psychique, que ce soit en tant que patients, en tant qu’analystes ou en tant qu’êtres humains.

Lorsqu’un mode d’évitement prévaut nettement sur les autres, cela devient un symptôme.

Il peut y avoir recours à des mécanismes d’évacuation, c’est-à-dire à la projection à l’extérieur des " stocks de pointes d’épingle " et on a alors des phénomènes tels que la paranoïa, les hallucinations, les délires ou les autismes.

Il peut aussi y avoir évacuation dans le corps, ce sont les maladies psychosomatiques, ou dans le corps social, ce sont les comportements caractériels, les délinquances, la stupidité collective.

Ces protoémotions, si elles sont moins sous pression (ou si la capacité de contention est plus grande) peuvent être contenues dans des espaces de l’appareil psychique.

Des agrégats de protoémotions compacts forment les phobies, si la stratégie est celle de l’isolement ; ils donnent les obsessions, si la stratégie est celle du contrôle, l’hypocondrie, si la stratégie est de les confiner dans un organe du corps, et ainsi de suite.

Voyons à présent certaines des stratégies utilisées pour éviter les émotions (ou mieux leurs précurseurs non métabolisés) dans différentes situations cliniques.

 

Acrobates et vaisseaux

Un patient à structure narcissique fait deux rêves.

Dans le premier, il parcourt l’espace qui sépare sa maison de mon cabinet, environ deux kilomètres, en ligne droite sur un fil tendu au-dessus de la rue. Il voit et regarde tout le monde de haut en bas (dans la vie l’intelligence est son cheval de bataille). Mais la vraie raison, m’explique-t-il, c’est d’éviter les voitures qui filent à toute vitesse et qui pourraient le renverser.  Autrement dit, les émotions ont une telle capacité cinétique qu’elles pourraient le renverser. Maintenir une certaine distance de sécurité par rapport à toute protoémotion lui permet d’échapper à l’accident et lui évite de perdre toute capacité de penser (tenir le fil).   

Le second rêve est encore plus évident ; il est le capitaine d’un vaisseau où tout doit marcher à la perfection. Il y a à bord une équipe d’hommes d’équipage qui effectue une ronde permanente pour s’assurer que les voiles sont parfaites, qu’il n’y a pas la moindre infiltration d’eau, etc.

Dans ces conditions, la navigation marche bien.

Si la moindre chose va de travers, c’est la catastrophe. Les voiles vont se déchirer, une petite fente va faire sombrer le navire. Rien ne pourra empêcher la Cour martiale, la dégradation et peut-être même la condamnation à mort.

Dans la vie de Gigi tout doit être parfait, son travail, les notes de ses enfants à l’école, les invitations de ses amis, le moindre accroc est un prélude à la catastrophe, mais pourquoi ?

Tout d’abord parce que - et c’est la réponse que nous construisons ensemble - l’imperfection  active des émotions qui ne sont pas gérables, c’est-à-dire qu’il manque à bord une équipe pour gérer et s’occuper des urgences, des vents ou des vagues émotionnelles qui pourraient surgir. Les efforts que Gigi fournit afin que tout soit parfait sont absolument énormes, mais ils ne sont rien comparés à ce qu’il devrait faire si des émotions nouvelles et imprévues étaient activées.

Je crois que beaucoup de fonctionnements autistes ont la même racine : l’obsession pour chaque détail, la répétition identique de chaque geste, la miniaturisation des émotions servent à éviter des impacts émotionnels qui, sinon, seraient impossibles à gérer.

Plus généralement, pourquoi souvent ne vivons-nous pas des passions brûlantes, mais éteignons-nous dans la routine, la fatigue, la répétition, l’ennui ou l’intellectualisation les laves émotionnelles ? Simplement pour garder un régime d’émotions qui soit supportable.

Les stratégies inventées sont très diverses ; pensons par exemple à l’anorexie où les parties, ou protoémotions, clivées et non supportables sont projetées derrière soi, mais sont vues par le regard échographique qui consent à l’anorexique de voir derrière elle le " poids " des états protoémotionnels clivés, qui apparaissent extrêmement lourds et gros.

J’ai toujours affirmé que pour qu’il y ait un analyste ou une pensée psychanalytique il doit y avoir aussi un patient et un setting ; qu’il me soit toutefois aussi permis de me contredire, à la manière de Manzoni (" ce capharnaüm du cœur humain "), car je crois que les phénomènes macro sociaux ont la même fonction : " stopper "  des états émotionnels non supportables.

Pensons aux fanatismes, à tous les garants de vérité et de certitudes, à la fonction de toute religion ; c’est  trop angoissant, cela active trop d’émotions de nous penser comme un " ludus naturae ", sans un pourquoi, sans un avant et sans un après.  La religion est un véritable opium pour les peuples mais avec le sens que l’opium a en médecine : c’est un antidote spécifique, pour une douleur insupportable, la douleur de constater que le seul sens de la vie, c’est de la vivre et c’est tout. C’est un risque que la psychanalyse court elle aussi lorsqu’une théorie devient  dogme, avec son cortège d’hérésies.

 

b) la rumination

Il me semble également très important de constater que s’il est vrai qu’une des activités de notre appareil psychique (celle qui est descendante) consiste à  nous défendre contre les émotions, il est aussi vrai qu’une autre activité (qui est cette fois ascendante) essaie de reprendre contact avec ce qui  est expulsé ou isolé ou du moins tenu à distance, et cela non seulement en terme de retour du refoulé mais aussi en terme de pression et de sollicitation continuelle de ce qui a été clivé ou expulsé.

Il est fréquent que des choix professionnels ou amoureux, parfois même des tranches entières de vie, aient  cette fonction de rumination, qui repropose le contact avec les protoémotions, avec les " stocks de pointes d’épingles " qui ont été évacués, clivés, mis en léthargie, isolés ou que sais-je encore.

 

Notaire ou avocat pénaliste

Une patiente demande une analyse à cause d’un état de constipation très grave, qui a même entraîné  plusieurs hospitalisations pour blocages intestinaux.

En même temps elle décrit  un situation familiale faite de " tsunami émotionnels ", d’accusations violentes, de disputes. Elle a une sœur dépressive, qui ne parle presque jamais, sauf dans ses moments de logorrhée verbale.

Le père semble avoir eu une double vie : irréprochable en famille, on a découvert qu’il participait à des orgies où circulaient drogues et prostituées de luxe.

Il apparaît clairement que le monde de Laura est partagé entre deux modalités, celle de l’hyper contention qui paralyse toute émotion et celle de l’incontinence totale qui évacue toutes les émotions.

Mais Laura, alors qu’elle programme et commence son analyse, renonce à son projet de suivre les traces de son grand père qui était notaire, et choisit de devenir avocat pénaliste.

Ce choix professionnel devient la " rumination " qui lui permet d’entrer en contact avec des quantités importantes de protoémotions, son travail la mettant constamment en présence de petits délinquants, de toxicomanes, d’extracommunautaires, de voleurs, de maîtres chanteurs ; elle découvre qu’ils ont tous le même désespoir de fond qui s’exprime ensuite à travers les agirs les plus divers. Le travail de l’analyste qui doit contenir, juger, condamner, comprendre, défendre ces " personnages "  est raconté à travers le choix professionnel qui devient le moyen de reprendre par la fenêtre ce qui a été chassé par la porte.

 

Congeler ou faire fondre

La frigidité sexuelle de Marta, qui par ailleurs aurait pu avoir une relation satisfaisante avec son mari, était sa façon de congeler des états primitifs de protoémotions déchaînées,  tout comme était congelé le rapport " sexuel " entre Marta et cette partie de son appareil psychique : la seule autre possibilité aurait été d’être abusée et " violée " par ces émotions impossibles à contenir.  

Au cours de l’analyse, Marta décide d’utiliser sa maîtrise de psychologie, qu’elle avait laissée de côté, pour travailler avec des enfants qui ont été violés, qui ont subi toute sorte de violences. Pour Marta aussi, le choix professionnel est devenu la " rumination " qui permet de se réapproprier des stocks de sensations congelés.

 

Laura et les mensonges

Laura entre en analyse à cause du désespoir dans lequel elle est plongée et dont elle ne connaît pas la cause. Elle souffre également d’un tassement des vertèbres.

Elle a eu dans sa vie affective des épisodes homosexuels : d’abord avec Licia, puis avec Martina. Les rapports avec ses partenaires sont extrêmement affectueux et détendus, mais cela n’est obtenu que grâce au mensonge, c’est-à-dire que tout ce qui pourrait être cause de conflit, de heurt ou de dispute est simplement non dit, ou " arrangé " afin de n’engendrer aucun conflit.

Voici comment nous pourrions représenter la situation émotionnelle de Laura :

 

                        ♂♂

♀=♀                ♂♂

                        ♂♂

 

avec à gauche le rapport homosexuel fusionnel et à droite les protoémotions continuellement niées et clivées qui vont habiter un univers parallèle mais sans communication.

Au début de l’analyse, l’analyste accepte un certain degré de collusion avec Laura en lui fournissant des certificats qui lui permettent d’obtenir des dédommagements de la part de son assurance, qui ne prévoit de rembourser que les frais neurologiques ; l’analyste demande un traitement neurologico-physiatrique pour les douleurs occasionnées par le tassement vertébral, et grâce à ces " falsifications partielles " elle permet à Laura d’avoir de l’argent pour payer son analyse.

En cela l’analyste est guidée par le souvenir de l’" omnia munda mundis " de fra Cristoforo (Manzoni, Les Fiancés, livre I) ; toutefois, lorsque la situation professionnelle de Laura lui permet de payer seule son analyse, l’analyste décide de ne plus rédiger les certificats réclamés par la patiente.

C’est le moment de la vérité sur le travail analytique accompli : maintenant qu’il y a une brèche dans le mur des négations et des mensonges, les émotions qui font irruption dans le champ vont-elles détruire toute capacité de contention ? Ou bien le travail conjoint de l’analyste et de la patiente (grâce aussi à l’apparente complicité de l’analyste – je dis apparente parce que l’analyste sentait qu’en faisant un certificat pour la douleur et les soins physiatriques, elle disait métaphoriquement que Laura était écrasée par le désespoir et la douleur et que l’analyse était un traitement " physiatrique ")  parviendra-t-il à contenir les émotions activées par le refus de connivence de l’analyste ?

L’analyse vacille, les explosions de colère, de rage, de jalousie et de vengeance sont féroces (Laura ira jusqu’à menacer l’analyste de dénoncer les faux certificats). Mais à la fin l’analyse résiste et Laura parvient à prendre en charge, avec l’aide de son analyste, tous les états protoémotionnels qu’elle avait toujours tenus à distance grâce au mensonge.

L’analyste se rend compte après coup seulement qu’il a fallu que le champ attrape la maladie de Laura (les mensonges et la connivence) pour voir ensuite si le travail analytique accompli allait permettre de sortir du mensonge et d’affronter des degrés de plus en plus grands de vérité émotionnelle. Et c’est ce qui est arrivé.

Ici encore les sexes biologiques n’ont aucune importance et ne sont qu’une façon de raconter le passage du premier fonctionnement au fonctionnement entre ♀ et ♂.    .

Au fond, dans ce cas, l’analyse semble avoir permis la construction d’un appareil digestif qui a facilité la digestion des états protoémotionnels clivés.

 

Tsunamis émotionnels et pensabilité

Un point de vue que je ne me lasserai pas de soutenir est qu’il ne faut pas confondre la violence, l’explosion, l’impossibilité de contenir les émotions avec l’agressivité. Cette dernière est une donnée normale de notre espèce, et d’après moi, en tant que telle elle n’est jamais en excédent. Ce qui est en excédent, c’est l’urgence des états protoémotionnels qui pressent pour être accueillis, contenus et transformés.

Un jour, un patient qui revenait des vacances d’été m’a fait un récit dans lequel, à mon avis, il a très bien exprimé tout cela. Il m’a même fourni un dessin de son rêve pour le rendre plus compréhensible.

 

 

DESSIN

Avec un couple d’amis, sa fiancée et lui voyageaient en Espagne. Un soir, ils n’avaient trouvé à dormir que près d’une plage, loin de tout centre habité, dans une immense ferme que l’on était en train de réaménager pour en faire un grand complexe hôtelier. On les avait accompagnés dans un petit appartement  dans une aile du complexe. Il y avait une porte d’entrée (A) qui donnait sur un long couloir dans lequel s’ouvraient la porte d’une petite cuisine (B) et celle d’une salle de bain (C). Il y avait une autre porte (D), dont on ne disait rien, puis la porte (E) qui donnait accès à une chambre à deux lits et enfin la porte (F)  qui s’ouvrait sur une autre chambre à deux lits.

Après avoir mangé dans une auberge des environs, ils se retirèrent pour la nuit : ils fermèrent la porte A et la barricadèrent même car ils se sentaient très isolés.

En pleine nuit ils sont réveillés par des cris, des hurlements et des coups frappés sur la porte A. Pleins de peur, ils s’approchent de la porte A qui leur paraît sur le point de céder sous la poussée de ce qui leur semble être une onde/horde vociférante. Terrorisés, ils essaient de dire quelque chose mais d’autres cris répondent à leurs mots, les langues étant incompréhensibles d’un côté comme de l’autre.  De plus en plus épouvantés, ils se réfugient dans la chambre et barricadent la porte E, quelques secondes avant que la porte A ne soit défoncée par la masse hurlante. Cette  " masse " fait irruption avec fureur, telle une rivière en crue qui détruit tout. " Elle " tente ensuite d’abattre la deuxième porte mais à la fin elle abandonne.

Ce n’est que le matin suivant qu’ils apprennent que la porte D était la porte d’entrée de la maison des derniers habitants de la ferme ; que ceux-ci avaient laissé leurs jeunes enfants à la maison pour aller à une fête dans un village voisin et qu’à leur retour, trouvant la porte A fermée, ils avaient eu peur que quelqu’un veuille faire du mal à leurs enfants et, terrorisés, ils avaient  forcé tous les obstacles qui s’interposaient entre eux et leurs enfants.

Au delà de la manière dont ce récit se développe pendant la séance, il me semble qu’il montre que l’urgence émotionnelle est à la base de nombreux comportements qui, en surface, peuvent sembler agressifs.

Les forces émotionnelles ou protoémotionnelles sont souvent comme les tsunamis, qui provoquent des destructions mais ne sont pas agressifs ni même, dirais-je, destructeurs. Leurs effets découlent de l’impossibilité de contenir les forces en jeu et parfois de l’insuffisance des digues ou des canaux d’écoulement ou de l’érosion des barrières de corail (les défenses ?) ; si la horde émotionnelle est accueillie dans le champ, elle glisse le plus souvent vers la " pensabilité ", qui apprivoise les pensées sauvages (Bion 1997).

 

 

c) Vivre les émotions

Vivre les émotions (ce qui sous entend toujours pour moi rêver ses rêves et penser ses pensées) est le point d’arrivée de toute une série d’opérations ; parfois le premier stade est qu’une histoire commence à s’ébaucher dans l’appareil psychique de l’analyste, qui se met à créer des scénarios plus vastes dans lesquels des fonctionnements jusque-là clivés peuvent revenir vivre, du moins dans un lieu du champ :  en fait le champ est  très sensible à la contagion, il n’y a pas un seul lieu du champ qui ne finisse pas contaminer tous les autres.

Il n’y a pas de gazelle sans tigre : timidité et persécution

Luisa est une jeune fille agréable, à l’air doux et un peu terne, qui travaille comme bibliothécaire.

Elle suit des cours de Lettres, elle aime les romans policiers, surtout ceux où l’enquête permet de trouver le coupable, comme ceux d’Agatha Christie.

Elle souffre depuis des années d’agoraphobie, de phobie sociale, elle ne peut pas se montrer en maillot de bain, elle porte toujours deux slips, elle a une sudation excessive et une luxation des mandibules. Elle souffre aussi de crises de panique. Elle présente une série de symptômes obsessionnels comme le fait de contrôler mille fois les portes et les fenêtres de peur que des inconnus ne s’introduisent chez elle.

Elle a des rituels de propreté qui impliquent plusieurs bains ou douches par jour, elle se lave les cheveux quotidiennement et utilise constamment des déodorants.

Elle mange de préférence végétarien, jamais " de viande avec os ni d’abats ".

La nuit, elle doit toujours dormir seule car elle a peur " que sa bouche ne s’ouvre de façon bizarre ".

Il y a là assez d’éléments pour que je commence à penser à l’existence d’une partie clivée, que je me figure comme une panthère, un tigre ou un loup.

Je pense au film " La femme tigre ", puis au livre de Verga, La louve.

Dès ce premier temps d’écoute il me semble pouvoir faire des hypothèses : Luisa est persécutée par sa partie clivée, ou mieux par les émotions qui s’accumulent dans la partie clivée qui semble renvoyer à l’image d’une bête féroce et où les émotions ne sont pas gérables ; Luisa craint que son " secret " puisse être découvert, d’où les douches et les  lavages répétés qui doivent la nettoyer de ces émotions qui se reforment sans cesse.  Mais le fait de garder ces émotions en dehors ne suffit pas : les émotions, dispersées et " vaporisées " à l’extérieur, informent sur soi et polluent cet extérieur qui, en prenant des caractères de " tigre ", devient dangereux, menaçant.

La gazelle doit sans cesse courir pour échapper au tigre ; elle le fait en essayant d’apparaître parfaite, mais elle transpire !

Je n’en crois pas mes oreilles le jour où, ayant appris que Luisa a trouvé un ami qui lui plaît mais qui lui crée pas mal de problèmes, je découvre qu’il s’appelle " Leo " !

A ce stade, Poirot pourrait s’estimer chanceux : l’affaire, du moins en termes cognitifs, est résolue ; mais un autre travail commence : dénouer les fils avec lesquels Leo est tissé et les tresser avec ceux qui tissent Luisa..

Dans le récit de Luisa,  Leo a un petit chien aux dents pointues, auquel elle apprend à faire confiance et dont elle commence à ne plus avoir peur.

Je m’arrête ici, mais le travail avec Luisa consistera à pouvoir intégrer un patrimoine génétique de gazelle avec un patrimoine génétique de lionne ; cela pourra se faire progressivement lorsqu’une   fonction " Darix Togni "1 prendra vie dans le champ à travers l’introjection de la fonction analytique capable de métaboliser les émotions de jungle que la patiente redoutait ; cela lui permettra d’intégrer tendresse et passion sous le regard attentif du " dompteur ", la fonction tisseuse-narratrice de l’appareil psychique de l’analyste et de la patiente.

 

Le slip de la doctoresse

Nicola est en analyse depuis des années ; il est en train de me parler de quelque chose lorsque je me sens glisser vers un état de somnolence d’où je me réveille brusquement, conscient d’avoir perdu une partie du récit de Nicola.

J’essaie d’intervenir en utilisant quelque chose de ce que j’ai écouté auparavant mais Nicola semble peu convaincu. Il me dit soudain : il m’a semblé que vous aviez une respiration régulière, trop régulière. Je ne sais pas quoi faire, car en effet je me suis endormi.  Je lui dis alors qu’il craignait peut-être une absence de ma part et que je ne me rappelle plus les faits importants sur lesquels nous sommes en train de travailler, et je reprends les fils principaux de tous les sujets de la dernière période. J’ai l’impression que Nicola s’absente.

A la fin de la séance, je suis mécontent, il me semble que je n’ai pas été honnête. En même temps je me rends compte que je me suis endormi, comme si on m’avait fait une piqûre de penthotal, parce que j’étais en face de quelque chose de douloureux ; un peu comme un disjoncteur qui se déclenche lorsque la tension est excessive ;.

Ensuite j’ai fait la même chose en proposant une interprétation excessive qui a fait se retirer Nicola.

Je me dis que ce n’est peut-être pas la qualité négative des émotions (jalousie, rage, envie), mais leur  intensité qui est le vrai problème.

Le lendemain Nicola dit, avec une certaine réticence, qu’au cours de la séance précédente il a eu une image qui l’a angoissé : il y avait un homme qui montrait ses parties génitales, un exhibitionniste, et lui qui essayait de se retirer. Il est évident, lui dis-je, que c’est exactement ce qui s’est passé la veille : j’ai été excessif pendant la deuxième partie de l’analyse, j’ai été un exhibitionniste en lui disant tout ce que je lui ai dit. J’ajoute que c’est vrai, qu’au début de la séance je m’étais comme absenté, endormi un bref moment, comme si on m’avait fait une piqûre de penthotal. Peut-être que la même chose lui est arrivée lorsque j’ai exagéré avec ce que je lui disais, il s’est retiré. Mais est-ce que nous ne nous sommes pas retirés tous les deux devant un excès d’émotions ?

Nicola est soulagé, il me dit que la veille - lorsqu’il m’avait senti absent - il était en train de me parler de l’émotion extrêmement intense qu’il avait éprouvée en rencontrant (nous venions de reprendre nos séances après un semaine d’interruption) une ancienne fiancée, il avait presque fui, il était devenu tout rouge…  Voilà, c’était cela que je n’avais pas entendu. La scène se  déroulait sur une piste de patinage sur glace, mais à un endroit où la glace semblait bouillir.

Je lui demande pour quelle raison, lorsqu’il a entendu ma respiration devenir régulière, il ne m’a pas demandé " mais vous êtes réveillé ? "

Nicola répond qu’il a eu peur d’être ennuyeux et d’être responsable de mon éloignement.

Je lui dis que c’est comme si sa compagne s’endormait à côté de lui et que lui, au lieu de se mettre en colère, se disait qu’il doit être bien peu intéressant.

La séance continue, nous parlons librement, de façon explicite et directe de ce qui nous est arrivé, à lui et à moi, devant des émotions trop fortes, lorsque la glace semblait fondre à cause de la chaleur.

Le jour suivant il raconte deux rêves : dans le premier il a un vécu de forte exclusion ; dans le second il y a une doctoresse très jolie, qui lui parle de façon très franche et très sincère ; l’espace d’un instant il entrevoit le slip rouge de la doctoresse, puis elle l’installe sur le lit, l’examine très objectivement et lui donne même un traitement pour la fièvre.

 

La jeune fille aux boucles

J’ouvre la porte à Francesco, un joli garçon d’une trentaine d’années et je suis un instant désorienté en voyant devant moi une grande jeune fille aux cheveux bouclés qui a l’air d’un ange.

Je mets au point mon objectif personnel et l’instant d’après je retrouve le Francesco habituel.

Je suis surpris, stupéfait même, par cette disperception sensorielle, j’ai beau me dire que c’est sans doute une sorte de rêverie, je ne trouve rien à quoi la relier.

Lors de la séance de la veille, j’avais fait des interprétations fortes sur des aspects de la vie sexuelle de Francesco. Ou pour mieux dire sur des fantasmes liés à sa sexualité : dans un rêve Francesco s’était retrouvé aux commandes d’un avion F 14, dans un autre il était Briatore et conduisait un off-shore. Ces images, même si elles étaient un peu maniaques, permettaient à Francesco de faire de nouvelles découvertes, lui qui s’était toujours vu comme un garçon respectueux, parfois même obséquieux.  Francesco est un garçon profondément bon, mais comme tout le monde, il n’est pas que cela. La séance continue et Francesco raconte un premier rêve où il y a un jeu vidéo, il vient ensuite dans mon cabinet qui est la chambre 360. Je lui dis qu’il semble voir l’analyse comme un jeu, sans recoins interdits ou sans recoins qu’on ne peut pas explorer, exactement comme un jeu vidéo à 360°.

Il rit, disant qu’il est stupéfait de découvrir qu’il y a en lui beaucoup de choses dont il ignorait la présence. Puis il ajoute qu’il a fait un autre rêve : il y avait un infirmier qui s’approchait d’une jeune fille douce et tendre, ses intentions semblaient méchantes, peut-être qu’il voulait abuser d’elle.

A ce moment-là, je repense à ma rêverie initiale, la jeune fille douce et bouclée, et je peux lui dire que mes discours de la veille sur ses fantasmes sexuels ont certes ouvert des recoins encore inaccessibles, mais l’ont sans doute aussi un peu scandalisé. Il confirme pleinement en disant qu’il n’est pas facile de se découvrir plus semblable à Depardieu qu’à l’un des sept nains de Blanche Neige, comme il l’avait toujours cru.

Je lui réponds que rien ne dit que l’un des sept nains n’a pas eu des fantasmes sexuels sur Blanche Neige. Il éclate de rire, un rire sonore et libérateur.

Mais si l’espace " transformationnel " qui passe à travers le style conversationnel est l’un des principaux moteurs de l’analyse, il est également vrai que l’interprétation forte est parfois ce qui ouvre de nouveaux horizons.

Il est clair que je place au centre de ma réflexion le problème des protoémotions/émotions et que, entre leur évitement et la capacité de les vivre, le lien est constitué par ce que j’ai décrit dans la partie consacrée aux transits, c’est-à-dire à la possibilité de transfert des protoémotions.  

 

Quelques réflexions ultérieures sur l’appareil psychique

On pense habituellement à l’homme comme au produit d’une évolution : grâce au développement de l’appareil psychique, il est devenu capable de mieux maîtriser les aspects instinctifs et pulsionnels qui l’apparentent aux autres primates. J’aimerais affirmer avec Bion qu’il existe un point de vue spéculaire par rapport à celui-ci, autrement dit affirmer que la mentalisation présente dans notre espèce est aussi un facteur fortement perturbant par rapport à un fonctionnement pulsionnel/instinctif qui, en soi, fonctionne bien.

Ce n’est que lorsque l’appareil psychique a eu la possibilité de se développer de la meilleure façon que l’on a un enrichissement  et un mûrissement ; sinon, toutes les fois que pour les raisons les plus diverses l’appareil psychique fonctionne mal, il devient un facteur de dérèglement même par rapport à des fonctionnements pulsionnels de base qui auraient pu bien fonctionner.

L’appareil psychique est ce que notre espèce a de mieux et de pire, un cadeau de l’évolution mais aussi un legs lourd et risqué de l’évolution et pour l’évolution.

En extrapolant par rapport aux théories de Bion, j’ai déjà parlé (Ferro 2002) des défectuosités que l’appareil psychique peut présenter et de la façon dont cela peut interférer avec son bon fonctionnement, avec le bon fonctionnement du corps et avec le bon fonctionnement du " corps social ".

S’il est vrai que le " fonctionnement de l’appareil psychique " est spécifique de notre espèce, cela implique une série de conséquences en cascade dont nous n’avons pas une conscience très claire.

Nous pourrions dire, en utilisant un autre langage, que s’il y a un continuum entre les espèces qui nous précèdent dans l’échelle de l’évolution,  il ne peut pas y avoir de gros problèmes ni de grosses césures. Si au contraire il y a un saut - l’apparition du mental-, nous avons alors vraiment quelque chose de spécifique et de spécial, la " psyché ".

Mais s’il en est ainsi, le mental devrait non seulement régler ou dérégler tout le reste de l’appareil homme mais aussi prendre le dessus sur tout le reste de l’appareil homme.

Prenons la sexualité, par exemple, on peut la penser comme sexualité des corps, et dans cette optique il est facile de définir ce qui est hétérosexuel, ce qui est homosexuel masculin ou ce qui est homosexuel féminin. Mais tout change si nous pensons la sexualité comme la modalité d’accouplement des  et  entre les  appareils psychiques  (Winnicott 1977)

Dans cette optique,  homosexuel masculin serait  ♂♂, un contenu qui essaie de s’accoupler avec un contenu, de le soumettre ou de l’aider ; homosexuel féminin serait ♀♀, un rapport d’homogénéités pacifiées où les protoémotions restent clivées.

Le vrai rapport hétérosexuel serait seulement ♂♀, c’est-à-dire un contenu qui s’accouple de façon fertile avec un contenant qui permet le développement du contenu en se développant à son tour. Cela signifierait toutefois que homosexuel et hétérosexuel concernent  essentiellement le fonctionnement des appareils psychiques. Un couple d’hommes pourrait avoir un fonctionnement hétérosexuel si leurs appareils psychiques s’accouplent de façon créative, ou un fonctionnement homosexuel ♂♂ masculin ou féminin. Ce serait la même chose pour un couple phénotypiquement hétérosexuel qui pourrait avoir un fonctionnement homosexuel ♂♂ des appareils psychiques, des heurts continuels ou un fonctionnement ♀♀ fusionnel,  et ainsi de suite.

Une autre conséquence du " mental " est, comme on l’a répété maintes fois, la conscience et souvent le caractère intolérable de notre fin, le fait que nous ne savons pas et que nous ne pouvons pas avoir de réponses, que nous sommes à un moment de l’évolution qui ne permet que de se poser des questions ; le fait de ne pas pouvoir supporter l’absence de réponses nous conduit à cette forme d’anesthésie, de mensonges nécessaires comme le rappelle Bion (1972) dans l’Apologue des menteurs.  Un apologue qui  nous fait comprendre, avec modestie, que nous ne pouvons être que tolérants vis-à-vis de nous-mêmes et des autres, que nous devons renoncer à être des " paladins " de la Vérité et nous réjouir d’être ceux qui travaillent à atteindre le degré de développement mental supportable pour nos patients et pour nous-mêmes.

" Les menteurs firent preuve de courage et de précision dans leur opposition aux savants qui, avec leurs doctrines pernicieuses, menaçaient de priver leurs victimes de toute possibilité de se leurrer elles-mêmes et de faire disparaître la protection naturelle qui leur permet de préserver leur santé mentale du choc de la vérité. Certains, bien que connaissant les risques qu’ils couraient, renoncèrent à leur vie pour défendre les mensonges afin que les faibles et les incertains fussent persuadés de l’ardeur de leur conviction quant à la vérité des propositions les plus absurdes. Il n’est pas exagéré de dire que la race humaine doit son salut à cette poignée de menteurs doués, prêts à soutenir, même devant des faits incontestables, la vérité de leurs mensonges. La mort elle-même fut niée, les argumentations les plus ingénieuses furent utilisées pour appuyer des propositions évidemment ridicules affirmant que les morts continuaient à vivre dans le bonheur. Ces martyrs du mensonge étaient souvent d’humble origine et on a perdu jusqu’à leurs noms. S’ils n’avaient pas été là, eux et les disciples que suscita leur évidente sincérité, la santé de la race humaine n’aurait pas résisté au poids qui pesait sur elle. En renonçant à leur vie ils ont pris sur leurs épaules le poids de la morale du monde. Leurs vies et celles de leurs disciples furent consacrées à l’élaboration de systèmes extrêmement beaux et complexes, dans lesquels la structure logique était maintenue grâce à  l’exercice d’un intellect puissant et d’un raisonnement infaillible. Par contre les pauvres procédés qu’utilisèrent les savants pour essayer à maintes reprises de confirmer leurs hypothèses aidèrent les menteurs à montrer la fausseté des prétentions de ces parvenus, au point  qu’ils parvinrent à repousser, sinon à empêcher, la diffusion de doctrines qui n’auraient pu que susciter un sentiment de désespoir et de vide chez leurs bénéficiaires "

 

CONCLUSIONS

 

Le concept de " fatigue " est inhérent à notre nature à tous les niveaux, de la fatigue physique à la fatigue mentale. Un écrivain italien, Cesare Pavese, l’a écrit : " Travailler fatigue " ; et d’ailleurs lorsque tout va bien, lorsque nous sommes parvenus, dans les limites du possible, à produire des pensées et à vivre des émotions, à échapper aux flatteries des Sirènes du mensonge et aux Lotophages qui font se soustraire à la sensation, il nous reste une tâche inéluctable : faire face à la caducité de toutes les choses et à la caducité par excellence que représente la pensée de notre mort. A ce stade, l’appareil psychique doit affronter une nouvelle épreuve : prendre en charge la douleur de notre propre dissolution. Les antidotes inventés à ce sujet sont infinis, du Faust de Goethe à l’érotisation du professeur Unrat de Heinrich Mann.

Le Chat botté nous dirait que nous pouvons dévorer n’importe quel ogre-angoisse, mais pour cela nous avons besoin, comme dans les Mille et une nuits, de ne jamais interrompre notre récit.

Ce que je veux dire, c’est que nous avons besoin de nouveaux mythes, car si d’un côté le mythe est le précipité d’un rêve de groupe qui met de l’ordre dans un point nodal de notre existence émotionnelle, d’un autre côté il risque de devenir un frein, un bourbier, par rapport à d’autres chemins imprévus que ce mythe ne contient pas ; nous devons donc nous efforcer de créer sans cesse de nouveaux mythes dans la pièce d’analyse, des mythes privés appartenant à chaque couple, mais aussi des mythes collectifs qui puissent servir de précipités racontables du vécu et ouvrir sans cesse de nouvelles perspectives.

 

Un mythe moderne

Je voudrais à présent  dire sous une forme différente ce que j’ai exposé jusqu’ici, en me plaçant sur la rangée C de la grille de Bion, la rangée du rêve, du mythe, des récits, que je trouve souvent supérieure à toute théorisation psychanalytique et même à toute description clinique.

J’utiliserai pour cela la trilogie de Thomas Harris, Dragon rouge, Hannibal et Le silence des agneaux, qui constitue une sorte de mythe moderne sur l’absence des soins primaires et ses conséquences.

Je ne m’intéresse pas à la qualité littéraire de ces ouvrages, et ce n’est d’ailleurs pas à moi d’en juger, mais à mon avis leur auteur possède une grande capacité de pénétration psychologique.

Le premier livre est consacré à un serial killer, Francis Dolarhyde, qui tue à chaque troisième lune des familles entières avec des rituels qui impliquent la mortification des victimes, le bris de miroirs et la disposition des cadavres pour qu’ils regardent vers les miroirs.

L’histoire de l’enfance du héros est tragique. Il a été abandonné par sa mère et il est affligé d’un grave  défaut au visage qui fait qu’il n’ose pas se regarder dans une glace. Après avoir vainement tenté de revenir chez sa mère et dans la nouvelle famille qu’elle a fondée, et après la mort de sa grand-mère, il commence ses massacres.

Cela dure jusqu’à ce qu’il rencontre une jeune femme " aveugle " qui n’est pas horrifiée par son visage et qui instaure avec lui un rapport affectueux de pleine acceptation. Cela provoque chez lui une sorte de scission entre un aspect qui ne veut absolument pas renoncer à la vengeance " Dragon rouge " et lui-même qui veut sauver la jeune fille et le tendre rapport qui est né entre eux.

Le deuxième livre est également centré sur un tueur en série, Jame Gumb, qui tue des femmes plantureuses. Il a lui aussi un passé d’abus et de violences. Il tue parce qu’il veut se confectionner un vêtement en peau de femme qui lui serve de " nouvelle peau et identité ". Il tue des jeunes femmes pour se fabriquer, exactement comme un tailleur, cette nouvelle enveloppe.

On retrouve dans ces deux romans le personnage du docteur Lecter, un psychiatre qui est à son tour un tueur en série et qui est gardé prisonnier dans une cage, à l’intérieur d’une prison de haute sécurité. L’agent Starling qui apparaît dans le deuxième roman est l’héroïne qui se lance à la poursuite du tueur, avec l’aide du docteur Lecter qui instaure avec elle un rapport de quasi protection, comme on le voit dans le troisième roman, Hannibal. 

Ce dernier livre, qui porte le prénom de Lecter, son héros principal, décrit les tentatives de l’agent Starling pour " arrêter " Hannibal après que celui-ci s’est échappé de prison.

Au-delà du récit des aventures  macabro-policières, ce qui est important c’est le récit de l’enfance du docteur Lecter. Il a perdu une jeune sœur qu’il chérissait : l’enfant a été victime d’actes de cannibalisme, elle a été mangée par deux bandits affamés qui avaient fait irruption dans la ferme où les enfants vivaient et qui, n’ayant rien trouvé à se mettre sous la dent à part un daim squelettique, l’ont dévorée.

Il semble que le traumatisme subi doive se répéter de manière active : devenu adulte, le docteur Lecter devient cannibale, il voudrait renverser le cours du temps et faire revivre sa jeune sœur, il voudrait un temps non linéaire ; il semble que l’agent Starling puisse être en partie un substitut, un sorte de " réceptacle " de la jeune sœur si jamais le temps s’inversait et que celle-ci redevienne vivante… la scène du cannibalisme se répète jusqu’à une situation horrible où un homme, coupable aux yeux de Lecter, - lui-même qui n’a pas pu sauver sa sœur – subit une opération au cerveau et participe, éveillé, au repas de son propre cerveau qui est découpé en lamelles dans les lobes frontaux, puis cuisiné et mortifié : tout comme Lecter qui se ronge la cervelle pour n’avoir pas porté secours à sa jeune sœur.

Je me demande si on ne peut pas voir là ce qui arrive lorsqu’il n’y a pas de " nourriture pour l’appareil psychique ", lorsque la rêverie fait défaut : les parties tendres et affectueuses (la jeune sœur, la fonction alpha, la capacité de ♀) sont détruites par des parties violentes qui finissent pas cannibaliser l’appareil psychique lui-même ; ce qui est subi est ensuite imposé aux autres et ce sont les autres qui deviennent les victimes, comme cela arrive avec les identifications projectives violentes qui au fond sont une tentative désespérée pour communiquer et devenir plus léger.

S’il y avait eu de la nourriture, une pensée onirique, des rêveries, la petite sœur aurait pu vivre les affects, les émotions auraient pu avoir une place et le docteur Lecter ne serait pas devenu une victime et un bourreau ravagé par le sentiment de culpabilité.

On peut penser l’agent Starling comme la partie relativement " saine " de la personnalité qui essaie d’" arrêter " la partie psychotique, même si pendant un certain temps elle reste fascinée, paralysée  par elle,  prise dans une sorte de connivence obligée … où " elle donne le sein à la partie psychotique ", restant (ou après être restée) subjuguée par elle.

Quant aux criminels du début de l’histoire, nous pouvons les penser comme des éléments bêta qui, ne trouvant pas de rêverie ni de transformation (d’une fonction alpha), cannibalisent l’appareil psychique.

Nous pouvons ainsi penser au serial killer du premier livre comme au besoin d’évacuer les émotions liées au traumatisme à travers des agirs ; les mauvais objets persécuteurs lui imposent la vengeance tant qu’il ne rencontre pas la tendre jeune fille et c’est alors la scission entre la partie psychotique et " la partie capable de relation " : ce qui n’est ni accueilli ni transformé engendre la folie et la persécution. De la même façon il y a dans le deuxième livre la tentative de trouver une peau psychique, un contenant, une mère capable de " prendre au-dedans "  (un  ♀ capable de faire de la place à un ♂ ). Le dernier livre contient le personnage le plus inquiétant, véritable metteur en scène de toutes ces histoires, le psychiatre fou,  véritable Surmoi archaïque, qui dévore avec ses sentiments de culpabilité intolérables, jusqu’à l’action désespérée, destructrice et autodestructrice, ce que Bion appellerait – (♀♂), la partie la plus désespérément psychotique de la personnalité.

La séquence de ces trois livres me semble constituer un admirable mythe moderne sur l’absence des soins primaires et ses conséquences : le tueur, la tentative d’auto-traitement (la peau), le Surmoi archaïque et la séduction subie par la partie saine. Mais ces trois livres, ou pour mieux dire leurs contenus, doivent s’accoupler dans mon rêve avec un autre livre : je veux parler du roman captivant de Katzenbach qui s’intitule L’analyste. C’est un livre qui peut être lu comme un thriller, comme une critique sévère du monde de la psychanalyse ou de mille autres façons. Pour moi, il a aussitôt évoqué le pénible processus qu’un analyste doit accomplir en lui pour arriver à vraiment " guérir ".

En bref, c’est l’histoire du docteur Ricky Starks, un analyste d’âge mûr, fatigué, las de la vie et de son métier ; un jour, pendant la dernière séance de la journée, entend quelqu’un frapper à la porte puis entrer dans la salle d’attente (qui est-ce ? se demande-t-il, le parent d’un patient ? un patient en crise ? qui d’autre ?). A la fin de la séance il va dans la salle d’attente mais, ne voyant personne, il s’apprête à rentrer chez lui lorsqu’il découvre sur un fauteuil un mot anonyme dans lequel il est dit qu’il devra se suicider d’ici un mois s’il ne trouve pas, ou ne reconnaît pas, la personne qui a écrit le mot. Il devra se donner la mort car sinon tous les membres de sa famille, dont les adresses sont jointes, seront tués.

On voit ainsi se développer une histoire où le pathos ne cesse de croître entre l’incrédulité et la persécution, au fur et à mesure que toutes les certitudes de l’analyste sont minées puis détruites (sa carte de crédit est bloquée, ses comptes en banque sont vidés, ses maisons sont détruites, il est chassé de la société de psychanalyse, etc.), jusqu’au moment où l’analyste se réveille, s’active, change son organisation mentale, se met à " chercher " le persécuteur, se rapproche de plus en plus de lui …l’atteint presque … et à la fin le docteur Starks, profondément transformé, cesse de " faire l’analyste de façon routinière ", il  décide d’être avant tout lui-même et de soigner pour de bon les personnes après avoir découvert le mandant, cause de sa persécution, qui n’était autre que le patient qui se trouvait en séance quand on avait frappé à la porte de la salle d’attente.

Ainsi donc, si les parties qui n’ont pas rencontré un appareil psychique capable de rêver, Dolarhyde et Gumb, trouvent dans l’analyste cette disponibilité, elles peuvent vraiment être transformées, et Hannibal Lecter, le psychiatre fou, peut trouver accueil et capacité de transformation chez le docteur Starks, qui est désormais en mesure de prendre véritablement en charge la folie, de la raconter et de la re-raconter, avec toutes les transformations qui  peuvent se faire à partir du " il était une fois " de notre enfance.

Je pose donc comme facteur thérapeutique la qualité du fonctionnement mental de l’analyste en séance et en particulier ses qualités de réceptivité et d’élasticité, ses capacités de transformation, de tolérance et de patience.

En entrant dans le champ, ces qualités opèrent des transformations : ainsi, des éléments bêta, des contenus protomentaux émotionnels ou sensoriels qui auparavant  n’étaient pas transformés en pictogrammes (éléments alpha) et qui étaient impossible à contenir, n’ont plus besoin d’être " camouflés ", " stockés ", clivés, projetés ou évacués, et peuvent désormais devenir pensables. Au fond, l’analyste devrait être capable d’osciller constamment entre Hercule et le Chat botté.

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